Maître incontesté de l’iconographie contemporaine, le peintre alexandrin, Guirguis Lotfi, a le don de lier l’ancien au moderne, au quotidien. Il puise dans les tréfonds de l’âme populaire, des rituels, afin de mieux cerner le contexte sociopolitique et d’en faire usage dans ses oeuvres. Ceci se révèle à travers ses toiles, exposées actuellement à la galerie Artalks. L’artiste pose un regard complaisant sur son entourage, nous fait revisiter l’art iconographique différemment.
Né à Moharram Bek, ce quartier alexandrin de la classe moyenne, il a vécu dans ses rues, envahies d’immenses bâtiments et d’innombrables compagnies de vente d’huile, sur le canal de Mahmoudiya. Etant issu d’une famille modeste, son père étant un marchand de tissus et sa mère, une femme au foyer, pour eux, l’enseignement était toujours considéré comme le seul moyen d’ascension sociale. Le petit Guirguis n’était pas cependant très doué pour les études. Plutôt, c’était en dehors de son école, Al-Kamal, qu’il se sentait épanoui. Il se plaisait à reproduire les dessins des magazines pour enfants : Mickey et Samir, sur les murs des compagnies d’huile, face à sa maison parentale. « Déjà, à l’âge de 12 ans, la craie en main, j’aimais dessiner Nasser, Moshe Dayan et les tanks que j’imaginais en train de passer sur ce célèbre général borgne. Ces dessins reflétaient la spontanéité d’un enfant, ses visions et ses rêves, c’était aussi le résultat de ce que j’entendais à la radio et de ce que je voyais à la télévision, au lendemain de la défaite de 1967 », indique Guirguis Lotfi, qui préservera jusqu’à nos jours la même spontanéité juvénile. Il ne cesse d’ailleurs de raconter des blagues et des anecdotes, ajoutant : « Je suis quelqu’un qui n’aime pas parler politique. Je trouve mon salut dans l’art, c’est ce qui me sauve la vie et me permet d’exprimer tant ma détresse que ma joie ».
Après avoir déménagé avec sa famille de Moharram Bek, pour s’installer dans le quartier Mazloum, il a dû changer d’école, et rejoignit alors l’établissement Al-Sayedat Al-Qébtiyat (les dames coptes). C’est grâce au père Boutros, un religieux de cette école, réputée pour son éducation austère, que le petit Guirguis a changé de comportement. D’un élève cancre et nonchalant, il s’est transformé en un autre appliqué et assidu. « J’étais très attiré par les couleurs, et les cours de dessin me séduisaient. Père Boutros a tout de suite remarqué ma vocation pour la peinture, alors il m’a emmené, un jour, aux beaux-arts d’Alexandrie, toujours à Mazloum. Là-bas, il m’a expliqué que pour être admis, plus tard, à cette faculté, il fallait commencer à bien étudier. Il a réussi ainsi à me motiver et à me débarrasser de ma paresse ». Et d’ajouter : « Je suis une personne qui ne fait que ce qui lui plaît. Avec un pourcentage assez élevé, au baccalauréat, j’aurai pu faire des études en sciences politiques, comme le voulait mon père, mais je ne me voyais que plasticien. Aux beaux-arts, j’ai la chance d’avoir Hamed Eweiss comme professeur. Il m’appelait Al-Malek (le roi) et trouvait que j’étais un artiste prometteur ! ».
Diplômé en 1980, il devient au fur et à mesure un « roi » de l’iconographie contemporaine. Cela se ressent dans sa nouvelle exposition Renée, à la galerie Artalks, empruntant le prénom de son épouse. « Ma femme est ma muse permanente. Elle m’inspire depuis plus de 35 ans », lance Lotfi. Ses protagonistes sont des « messagers » dotés d’une douceur et d’un calme inégalés. Derrière eux, se cachent plein de choses, à dire ou à raconter. Ils sont affermis par leur côté sacré et ancestral, inspiré des icônes coptes. « L’art copte m’a beaucoup marqué. C’est un art héritier de nombreuses influences : pharaonique, gréco-romaine et orientale. Il ne faut jamais confondre les termes chrétien et copte. Car copte veut dire égyptien, et non pas chrétien. Je suis un chrétien égyptien, un chrétien copte. L’art copte avec ses icônes n’est pas réservé aux seuls artistes chrétiens, c’est notre héritage culturel à nous tous », déclare Guirguis Lotfi. Et de poursuivre : « Comme le mot icône signifie image, mon art est conçu comme une image vivante de la société égyptienne ».
Un jour, son frère aîné lui a offert un cheval en bois. Celui-ci lui a servi d’un Pégase, à même de l’emmener un peu partout, aiguisant son imagination : « Comme j’adorais l’image de saint Georges, un saint totalement légendaire, surnommé le patron des chevaliers, je voyageais à dos de mon cheval en bois, survolant toute l’Egypte ». D’où une série d’expositions, dans les années 1990 : Dans l’attente du chevalier (1991), Le Cavalier et son cheval (1993), etc.
Qui dit populaire, dit aussi une Egypte colorée, vive et chaotique. Celle-ci se dégage de son oeuvre, tout naturellement, comme pour affirmer l’union de la société, sans aucune distinction religieuse. Les personnages du peintre ont des traits typiquement égyptiens, leurs grands yeux expressifs portent un regard inquiet, leurs corps sont tassés et leurs grosses têtes légèrement inclinées. Ils ont la même posture que les icônes coptes ou les statues grecques, avec un halo de sainteté sur la tête. Voici un roi, un clochard, un soufi, une femme au foyer, une paysanne, une diseuse de bonne aventure, une danseuse orientale, un derviche, etc. Bref, toute une Egypte marquée symboliquement par des scènes de zar (exorcisme), d’une fête populaire, d’une soirée de henné (tatouage fait avant la nuit de noces), de soboue (7e jour de la naissance d’un nouveau-né), d’images de martyrs, etc. « Au-delà de la différence des religions, le peuple égyptien partage presque les mêmes rituels. Les mouleds (commémorations d’un saint) musulmans et coptes se ressemblent, on y retrouve les mêmes scènes de fête foraine », précise Lotfi. Et d’ajouter : « Au mercredi des Cendres, lequel marque le début du carême chrétien, en commémoration de la Résurrection du Christ, comme le premier jeudi du mois de Ragab, chez les musulmans, les Egyptiens rendent hommage à leurs morts, se prosternent afin de se faire pardonner. C’est vrai, qu’en société, on a de plus en plus recours à des signes ostentatoires de distinction religieuse. Mais dans mes oeuvres, il est inutile de chercher à identifier musulmans et chrétiens ; les personnages ont les mêmes traits, ils sont créés dans le même esprit », accentue Lotfi.
Son projet de fin d’études aux beaux-arts d’Alexandrie était également centré sur le quotidien populaire. Il s’y inspirait d’ailleurs du fameux spectacle de marionnettes Al-Leila Al-Kébira (la grande nuit), mis en musique par Sayed Mekkawi. « J’ai créé une installation intitulée Le Mouled, c’était un genre tout nouveau à l’époque », explique Guirguis Lotfi, ajoutant : « L’enseignement dans les facultés des beaux-arts, en Egypte, a beaucoup changé. Je me demande comment on fait actuellement avec quelque 500 étudiants en classe, comment on fait pour les initier à la création ?! ».
Guirguis Lotfi garde un bon souvenir du temps de sa jeunesse. « Nous étions une génération très ouverte à toutes les cultures. Les spectacles du théâtre de l’Etat étaient gratuits, à la portée de tous. Les livres étaient plus accessibles dans les bibliothèques publiques. De nos jours, les jeunes ont accès à Internet, c’est là qu’ils tirent leurs informations », souligne-t-il. Friand de tout ce qui est histoire de l’art, il aime surtout les oeuvres portant sur les grands maîtres impressionnistes. « Un jour, j’ai acheté un livre sur Paul Cézanne. C’est vrai que c’était en français, une langue que je ne comprends pas, mais il m’a fasciné. J’adore ses autoportraits », dit-il.
Comme Cézanne, l’artiste alexandrin ne dessine pas ce qu’il voit, mais plutôt ce qu’il en saisit. « Je ne copie pas la nature, je ne cherche pas à la reproduire. Les rituels populaires constituent aussi une source fascinante d’inspiration. J’ai grandi dans le quartier populaire de Moharram Bek, je suis marqué à jamais par le mode de vie là-bas : le mouled du Cheikh Ibrahim, dans la rue Inguiliseya, et le mouled de l’archange Michael, à l’église Saint-Michel. Tous les deux se déroulaient près de ma maison. On avait des voisins soudanais qui tenaient des séances de zar, pour exorciser les démons et croyaient au charlatanisme », se souvient Lotfi, l’un des rares artistes à pratiquer la technique ancestrale des Portraits du Fayoum. Celle-ci est réalisée à l’encaustique ou peinture à la cire et au papier. De quoi conférer aux toiles de Lotfi une luminosité et une précision indélébiles, accentuées par une palette de tons chauds.
Un pied dans le passé, un autre dans le présent, Guirguis Lotfi insiste, non sans nostalgie, sur « la grandeur de l’Egypte, face aux forces réactionnaires qui essaient de ruiner le pays, d’en abuser ». A la galerie Artalks, en mai 2013, il a tenu une exposition, avec comme titre Héya di Misr ya Abla (c’est l’Egypte Abla !). Une exclamation tirée d’un célèbre film d’espionnage, où un responsable des services secrets arrête une espionne pour l’Etat hébreu. Il lui lance ce bout de phrase pour lui rappeler qu’elle a trahi son pays ! « En 2013, le jeu des Frères musulmans n’était pas très clair. J’avais peur de descendre dans la rue. Cela se reflétait sur mes personnages lesquels avaient des visages pâles et des regards égarés. Après le 30 juin et le départ de l’ancien président Mohamad Morsi, nous vivons, au moins, en sécurité. Du coup, mes toiles sont plus colorées, mes personnages moins pessimistes », conclut Guirguis Lotfi.
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