« Le président Morsi doit démissionner et on doit organiser de nouvelles élections présidentielles et législatives. C’est à mon avis l’unique solution ». L’avocat et ancien membre des Frères musulmans, Sarwat Al-Kherbawy, fait ainsi le diagnostic de la situation politique actuelle de l’Egypte. Deux jours avant l’anniversaire de la révolution de 2011, il pouvait déjà prévoir la colère du peuple, s’attendant à une violence inégalée, pour protester contre les agissements des Frères. « Au 25 janvier 2011, personne n’imaginait qu’une manifestation contre le ministre de l’Intérieur ou contre la violence et la torture puisse mener à une vraie révolution, à même de faire chuter le régime. Le président n’a pas tenu à ses promesses, les prix augmentent, les impôts aussi … les citoyens en souffrent ; ils découvrent au fur et à mesure la face cachée des Frères musulmans. Ceux-ci n’arrivent pas à établir la justice après avoir fait main basse sur le pouvoir. En rogne, le peuple lutte, il le fera jusqu’à son dernier souffle pour se débarrasser des Frères », dit-il franchement. Après 18 ans passés dans les rangs de la confrérie des Frères musulmans, il a compris que l’habit ne fait pas le moine. Il se présente comme un expert en matière d’islam politique. « Les Frères musulmans, une fois au pouvoir, pensent que leur régime sera éternel. Ils justifient souvent leur présence par la légitimité électorale et le nombre de votes qui les soutiennent. Or, il s’agit d’un pacte sacré avec les électeurs. Si le gouvernant ne respecte ni la Constitution, ni la loi, il perdra automatiquement sa légitimité ».
De nouvelles élections ? Pourquoi pas ? « Si les Frères musulmans écoutent la voix de la raison, ils doivent pousser le président à démissionner. Leurs leaders auront une chance de se présenter comme candidats à la prochaine élection. Sinon, un autre scénario s’installera : disparaître totalement de la vie politique et sociale », indique Al-Kherbawy.
Pendant longtemps, Al-Kherbawy a été un membre fidèle des Frères musulmans. Il défendait leurs intérêts et croyait en leur cause religieuse. Son admiration pour la confrérie était, selon lui, liée à une quête de la vérité. Leurs activités dans la daawa (prédication) l’aidaient à retrouver le bon chemin. « Les Frères ont construit leur réputation et ont acquis du crédit auprès des gens grâce à la prédication. A ses débuts, la confrérie a adopté la voie de la daawa jusqu’en 1939 et la création de son appareil secret, ou Al-Tanzimat al-khassa, sa branche paramilitaire. Durant les années 1970, les activités de la daawa ont pris le dessus. Sous le régime de Moubarak, les Frères musulmans sont devenus petit à petit un mouvement politique ; les activités relatives à la religion ont reculé. Mais pour les gens ordinaires, la confrérie est restée liée à l’image d’une association de bienfaisance, persécutée par les autorités », souligne Al-Kherbawy. Dans ses deux ouvrages, Le Coeur des Frères musulmans et Le Secret du temple, Al-Kherbawy fait part de sa manière de voir les Frères musulmans. Il présente une vision de l’intérieur, partageant son expérience et le monde secret de ses membres.
Le Coeur des Frères musulmans, paru chez Al-Hilal, est actuellement réédité par la maison d’éditions Nahdet Masr. Al-Kherbawy a dû ajouter quelques détails croustillants, à la suite de leur accès au régime. Le Secret du temple en est aujourd’hui à sa 15e édition et ne cesse de susciter des controverses, avec notamment le moment critique de sa publication. « J’ai commencé à écrire ce livre dès que j’avais ressenti que les Frères musulmans allaient accéder au pouvoir. J’ai voulu donc livrer un simple témoignage, laissant au lecteur le choix de prendre ce que j’ai écrit au sérieux ou pas ». Dans ce livre, Al-Kherbawy précise : « La confrérie était comme une lune qu’on apercevait au loin, toute belle et lumineuse. Puis, on devient plus terre à terre et l’on découvre à quel point elle est sombre et opaque ».
En fait, ce bout de phrase lui revient comme un leitmotiv. Et d’expliquer : « Avant leur arrivée au pouvoir, personne ne connaissait véritablement les Frères musulmans, à l’exception d’une élite éclairée. Aujourd’hui, tout le monde découvre leur vérité ». L’avocat ajoute, le sourire aux lèvres : « Ceux qui n’admettent pas la vérité sont les Frères musulmans eux-mêmes. Ils s’imaginaient être les seuls vrais opposants de Moubarak, alors que dans le temps, cependant, ils ont toujours cherché à nouer relation avec le régime. Si Moubarak avait eu recours à Khaïrat Al-Chater (le numéro deux des Frères) à la place de Safouat Al- Chérif (pendant longtemps le porte-parole du régime Moubarak), la situation aurait été tout autre. Le seul problème était que le régime Moubarak n’adoptait pas de slogans religieux, contrairement aux Frères musulmans ». Le chemin de la piété et de la prédication n’a jamais été le vrai choix des Frères musulmans, selon Al-Kherbawy, qui soutient ces joursci l’Association de la renaissance et du renouvellement. Celle-ci vise apparemment à combler les lacunes dans le domaine de la prédication. Elle ne cherche aucunement à s’opposer aux Frères musulmans, mais juste à assumer un rôle religieux loin de la politique et à attirer des jeunes moins conservateurs. « J’ai fourni les idées fondatrices de cette association, mais j’ai préféré ne pas être un adhérent. Je veux plutôt me concentrer sur le travail intellectuel et l’écriture. De plus, je crois que ma présence au sein d’une telle association va certainement freiner ses démarches. Elle peut engendrer une sorte de rivalité, voire d’hostilité avec les Frères musulmans », souligne-t-il. De plein gré, Al-Kherbawy s’est donc retiré. De même, il s’est retiré du parti d’Al-Wassat (le milieu, fondé par des dissidents Frères), en raison de sa position lors du référendum du 19 mars 2011. « J’ai découvert que le travail d’équipe ne me convient pas et que je m’exprime bien individuellement ».
Al-Kherbawy achève en ce moment son troisième ouvrage. Il s’agit d’un roman dans lequel il évoque les genèses du mouvement islamique jusqu’à nos jours. Par ailleurs, une maison de production a proposé à l’avocat et auteur un téléfeuilleton ou une émission sur son livre Le Secret du temple, où Al-Kherbawy serait un narrateur. Ces projets intéressent Al-Kherbawy, qui a toujours rêvé d’être un homme de médias. « Dans le cycle secondaire, au Lycée Abdel-Nasser, j’ai exercé plusieurs activités journalistiques et culturelles », ditil. Pourtant, son père, un ingénieur agronome, aurait bien aimé que son fils opte pour la même profession que lui.
« Le résultat obtenu au bac ne m’a pas permis de faire ni communication ni polytechnique. J’ai été admis à la faculté de droit », explique-t-il. Ses choix ultérieurs ont alors été guidés par une quête de la vérité. Ainsi, durant ses années universitaires, il a fondé avec ses collègues un groupe journalistique d’étudiants, lesquels ont publié un journal Al-Haq (le droit). « Tout jeune, j’avais un penchant pour le soufisme. En prenant les moyens de transport pour aller à l’école, je répétais des invocations soufies. Le fait de mentionner Dieu me procure un sentiment immense de joie. Je regardais les gens tout autour et j’avais pitié d’eux, car ils ne pouvaient profiter d’un tel sentiment ». Mais en faculté, le soufisme d’Al-Kherbway a reculé. Il s’est rapproché des Frères musulmans. « Je m’intéressais à leurs activités, sans être membre de la confrérie. Même après mon diplôme, j’ai adhéré au parti du néo-Wafd, encouragé par son leader, Fouad Séragueddine, qui avait une relation d’amitié avec l'un de mes proches. Plus tard, lorsque j’ai joint officiellement les Frères, j’ai contribué à les rapprocher des Wafdistes ». Petit à petit, Al-Kherbawy se retrouve choqué par les propos des Frères, par leur pragmatisme et leur goût du secret. En 1999, lors de l’arrestation de plusieurs leaders des Frères musulmans, il a quand même assumé son rôle d’avocat et a défendu ses confrères avec dévotion. « C’est là que j’ai surtout découvert leurs plans politiques et leur manipulation. J’ai vu un autre visage du mouvement ».
Tiraillé entre sa liberté de jugement et son devoir envers la confrérie, Al-Kherbawy devait faire un choix. En 2002, c’est la décision définitive : démissionner. « J’ai juré de ne pas porter atteinte au mouvement, je n’ai eu recours ni à la presse, ni aux médias tout de suite après ma démission. Je me contentais de publier quelques articles ici et là, critiquant les Frères musulmans ou faisant appel à la réforme. Mais après leur arrivée au pouvoir, il fallait que je parle pour le bien de la patrie. Il fallait dire qu’aujourd’hui, c’est un mouvement fasciste qui doit être dissous », lance Al-Kherbawy, souvent accusé par ses anciens confrères de chercher à être médiatisé et de vouloir à tout prix accéder à la célébrité même si cela se fait aux dépens de ses amis d’antan.
Sarwat Al-Kherbawy ne lâche pas de leste. Il poursuit ses contre-attaques dans un style littéraire. Car il éprouve une grande passion pour la littérature universelle, la philosophie et les oeuvres d’art. Sur les podiums, l’avocat martèle que les Frères musulmans se sont inspirés, à leurs débuts, des francs-maçons. De quoi lui attirer encore les foudres d’aucuns. « Dieu nous a ordonné de reconstruire la terre. Cela, à travers la réflexion et le travail. Le premier ordre du Coran a été de lire. Et pour trouver de quoi lire, il faut des personnes qui veulent bien écrire », conclut l’avocat. Al-Kherbawy a bien décidé d’être parmi ces derniers.
Jalons :
1957 : Naissance à Charqiya (Delta).
1984 : Diplôme de droit, Université de Aïn-Chams au Caire.
1994 : Rencontre de sa femme, Nivane.
1997 : Ouverture de son cabinet.
1999 : Vague d’arrestations des leaders des Frères musulmans, dont il est devenu l’avocat.
2002 : Quitte les Frères musulmans.
2012 : Parution de son deuxième ouvrage Le Secret du temple (éditions Nahdet Masr) et
réédition de son premier ouvrage Le Coeur des Frères musulmans.
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