Au loin, la vue n’est pas du tout pareil : la grande histoire se mêle à la petite, le privé au public, les faits politiques aux anecdotes familiales. Lamia Ziadé a cette aisance de survoler un siècle à l’aide de chansons et d’illustrations à la gouache, de parler d’une guerre en évoquant ses mémoires d’enfant, d’être témoin de ce qu’elle n’a pas tout à fait vécu ou de ce dont elle se souvient vaguement. Au bout d’un certain temps, on a du recul, et c’est là qu’on peut raconter, porter un regard personnel sur ce qui s’est passé ou partager ses souvenirs, comme le font d’ailleurs la plupart des artistes et écrivains libanais de la génération de l’après-guerre. Née en 1968 à Beyrouth, Lamia Ziadé se range parmi ces derniers. « Ceux qui étaient adultes pendant la guerre n’en parlent pas, je ne sais pourquoi ; c’est plutôt ma génération qui le fait », dit l’auteure de Bye Bye Babylone (Denoël, 2010), un récit graphique qui retrace l’histoire de la guerre civile libanaise entre 1975 et 1979 et celle d’une ville en proie à une folie destructrice, à travers les yeux d’une enfant. On y retrouve la petite Lamia qui observe, qui subit le conflit sans trop comprendre qui sont les bons et qui sont les méchants, à l’écoute des atrocités que raconte son entourage. « Un enfant ça tend toujours l’oreille. Tout le temps c’était tragique », lance-t-elle.
Sans divagation, ni analyse politique profonde, elle confronte le lecteur à une infinité de personnages et de petits détails liés à la guerre vécue : les rations alimentaires, les batteries chargées afin de suivre les informations diffusées par la radio, le départ définitif de son oncle paternel, le retour des vacances d’été à Paris par bateau — sous les tirs — l’aéroport étant fermé, son neuvième anniversaire raté à cause du massacre de Tall Al-Zaatar perpétré contre les Palestiniens, sa première communion au sous-sol quelques jours à la suite de l’assassinat du leader druze Kamal Joumblatt, la disparition de l’oncle de sa mère, Henri, un militant de gauche, issu d’une famille maronite … Plein de zones grises. On reste toujours sur sa faim, comme en picorant de petits plats de mezzés libanais.
La guerre est ritualisée, commercialisée, dans le Beyrouth des années 1970, ce mirage d’Occident brillant de mille feux sous les lampes fluorescentes des spots publicitaires. Le chewing-gum Bazooka que sa mère lui achetait a été vite remplacé par de vraies armes. Lamia Ziadé dépeint cette transformation grâce à une narration subjective et des dessins en gouache, aux couleurs acidulées, qui ont quelque chose de sexy, fascinant et plein d’astuces. Les années 1970 ont un côté un peu fou, un peu pop, qu’elle adore mettre en relief. Résultat : un beau livre sur la guerre. « Je ne voulais pas faire de livre lugubre sur la guerre. Les années 1970 sont plutôt colorées avec les vêtements, les publicités. Sur les photos, les miliciens des années 1980 avaient une mine beaucoup plus sinistre que ceux des années 1970 qui avaient l’air de s’amuser avec leurs kalachnikovs », précise l’auteure et plasticienne qui préfère la densité et l’ironie du pop art, son côté exubérant, foutraque et enfantin. Elle lui emprunte peut-être aussi sa confiance en le pouvoir des images, en leur puissance, cette foi que l’on retrouve également dans son second ouvrage sorti en octobre 2015 aux éditions P.O.L, Ô Nuit Ô Mes Yeux, qu’elle vient de présenter au Caire et à Alexandrie à travers deux soirées de dédicace et de débat, la semaine dernière, à l’Institut Français d’Egypte (l’IFE). Dans le même style pop qu’elle a utilisé dans son premier ouvrage pour faire un clin d’oeil aux objets, parfois kitch, des années 1970, avec des marques de cigarettes ou de crèmes, des grenades, des tubes de ketchup, Ziadé se sert cette fois-ci d’affiches de films, d’enseignes de casinos, de pochettes de disques, de logos et de photos anciennes pour créer un livre sur les stars de la nuit dans le monde arabe, lesquelles se produisaient tous en Egypte à l’époque. Elle les suit dans leurs chassés-croisés entre Le Caire, Beyrouth, Jérusalem et Damas, en faisant graviter toutes les étoiles des cabarets et du cinéma arabe d’antan, autour de deux figures féminines antagonistes, deux divas rivales : Oum Kalsoum et Asmahan. Puis, au fur et à mesure, en avançant dans l’histoire et après la mort mystérieuse d’Asmahan dans les années 1940, s’impose Fayrouz qui « sera la personnification de l’exil, même pour ceux qui sont encore au Proche-Orient », comme elle le dit bien dans Ô Nuit Ô Mes Yeux. Ziadé écrit aussi à propos de son pays et de Fayrouz dans les années 1950-1960 : « Le Liban vit dans un mirage, un fantasme de paradis pourtant réel. Cela va durer encore une dizaine d’années d’un rêve tout éveillé, bercé par la voix de Fayrouz. Le rêve se brisera au son du canon et des kalachnikovs. Mais laissons encore chanter le merle et germer la bougainvillée ».
De nouveau, la narratrice prend distance par rapport aux événements. Elle conte l’histoire d’un monde glamour qui n’est plus et lequel s’arrête à l’année 1979, car elle déteste la décennie 1980, celle de son adolescence et de la fin du panarabisme. « C’est la fin d’une époque, au lendemain de la Révolution iranienne, des accords de Camp David, de la montée de l’intégrisme. C’est l’ère des voitures piégées et des choses les plus horribles ». Comme par hasard, Oum Kalsoum est décédée en février 1975 et la guerre du Liban s’est déclenchée au mois d’avril de la même année. De temps en temps, l’auteure fait allusion à ces signes avant-coureurs du destin : Oum Kalsoum atterrit au Caire, avec le retour d’exil de Saad Zaghloul, le héros de la Révolution de 1919. L’Astre de l’Orient chante Al-Atlal (les ruines) en 1966, et à partir de là, rien ne sera plus comme avant. La chanson évoque les vestiges que laissent les amants derrière eux, mais aussi présage un raz-de-marée de douleur, de sanglots, des scènes de détresse collective, au lendemain de la défaite de 1967 et de la mort de Nasser, peu de temps après.
Lamia Ziadé cadre bien son intrigue, les faits historiques nous parviennent en filigrane. Au loin, les gros plans se mêlent aux panoramas. Apparemment c’est son jeu préféré, un jeu où elle excelle, avec le recul qu’il faut.
En passant, l’auteure parle de ses parents, nous introduit dans le magasin de tissus de son grand-père au souk Al-Tawilé, lorsque Fayrouz y était entrée, avec un foulard sur la tête et des lunettes de soleil, au début des années 1970. Ce même grand-père, khawaja Antoine, sur la terrasse de l’hôtel Mena House au Caire, a dû croiser le prince Hassan Al-Atrache, cinq minutes avant qu’il ne répudie son épouse, Asmahan. Parfois aussi on a affaire à sa grand-mère qui raconte la visite d’Oum Kalsoum au Liban ou l’on partage une scène de danse, diffusée par la télévision nationale, pendant la guerre, montrant Samia Gamal qui roucoule dans les bras de Farid Al-Atrache. Plus encore, tout l’ouvrage lui a été inspiré par la troublante « villa Asmahan », qui se trouvait au bout de sa rue, dans le quartier Mar Nkoula à Beyrouth. « C’est dans cette maison qu’Asmahan vécut en résidence surveillée après avoir été capturée par les Anglais à la frontière syro-turque en 1943. C’est sa dernière adresse libanaise, quelques mois avant sa mort au Caire. Tout cela je l’ignorais, j’ignorais même qui était Asmahan et à quelle époque elle avait vécu. Seul son nom a nourri mes fantasmes durant toutes ces années de guerre », raconte-t-elle au début de son livre qui était censé, au départ, se baser sur la vie mouvementée de cette princesse druze, aux yeux émeraude. Mais en creusant et en entamant un travail de recherche qui a duré cinq ans, Ziadé était convaincue qu’il fallait élargir son angle pour dresser cette fresque artistique qui s’étend de la fin de la domination ottomane au mitan des années 1970, de l’apogée de la Nahda (renaissance arabe) à son tragique délitement. Les événements commencent donc avec le partage du levant, selon les accords Sykes-Picot et le rêve avorté de l’indépendance, cependant, plusieurs femmes-artistes circulent librement entre les diverses villes arabes jusqu’à s’installer au Caire, la métropole cosmopolite de tous les possibles. Elles s’agrippent à leur rêve personnel.
Lamia Ziadé ignorait les méandres de cet Eldorado des gens du spectacle. Arrivée en France à l’âge de 18 ans, en 1987, elle ne versait pas dans le Paris beyrouthin et connaissait peu de choses quant à toutes ces stars adulées de la chanson et de la danse arabes. « A l’école supérieure d’art graphique que je fréquentais, dans le sixième arrondissement, il n’y avait que deux Libanaises. Je m’inquiétais sans doute pour mes parents que j’ai laissés sous les bombes ; les appels téléphoniques n’étant pas faciles comme aujourd’hui », mais grosso modo, tout se passait bien pour elle. Ziadé a illustré des livres pour enfants, a travaillé dans le design des textiles, a passé par l’atelier de Jean-Paul Gaultier en 1994-95, a tenu plusieurs expositions en France comme ailleurs, a eu deux enfants et un divorce … De temps en temps, il y avait la voix de Fayrouz, en arrière plan, berçant sa vie, comme la plupart des Libanais. « Pendant les 5 ans de recherche, de rédaction et de dessins, j’ai découvert tout un monde que je ne connaissais pas et qui m’a fascinée. J’aime cette curiosité qui m’animait pendant la recherche. J’ai regardé beaucoup de documentaires, de vieux films égyptiens, des magazines. J’ai consulté plusieurs sites internet, dont notamment celui de la Bibliothèque d’Alexandrie et les blogs de fans clubs. Mis à part quelques livres sur Oum Kalsoum et Abdel-Wahab, il y a très peu d’ouvrages sérieux sur les autres, presque rien. J’ai rencontré des historiens de la musique, des journalistes, des amis ou certains membres des familles qui m’ont raconté des anecdotes plus personnelles. J’ai interviewé le petit-fils d’Asmahan qui connaissait plus de détails concernant Farid Al-Atrache que sa grand-mère, morte à l’âge de 27 ans », indique Ziadé laquelle prépare un nouvel ouvrage qu’elle espère achever au bout de deux ans. Probablement celui-ci portera sa touche pop, illustrée toujours à la gouache, comme ses autres toiles montrant souvent des femmes voluptueuses qui osent s’aventurer sur des terrains glissants, parfois torrides, à l’instar de ces reines de la nuit qu’elle décrit dans son ouvrage. Aux côtés de toutes ces femmes exceptionnelles, les hommes ont leur place de frère, mentor, amant ou mari. Abdel-Wahab la fascine particulièrement. Son côté fin et spirituel, sa légèreté la séduisent. Ses angoisses lui ressemblent. En fait, tous les deux craignent les avions ! .
Jalons :
1968 : Naissance à Beyrouth (Liban).
1987 : Arrivée à Paris.
1992 : Diplôme de l’école supérieure d’art graphique.
1994-95 : Passage à l’atelier de Jean-Paul Gaultier.
2003 : Première exposition à la galerie Kamel Mennour, à Paris.
Dessins d’un livre érotique « L’Utilisation maximum de la douceur ».
2010 : Sortie de son livre Bye Bye Babylone, éditions Denoël.
Traduction vers l’anglais en 2012.
2015 : Ô Nuit Ô Mes yeux, éditions P.O.L.
2016 : Présentation de son dernier ouvrage au Caire et à Alexandrie
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