« Je suis une perfectionniste à l’extrême. Je mélange faits réels et illusions, vérités et incertitudes. Un esprit confus ». L’écrivain et journaliste Mansoura Ezzeddine se retrouve dans cette description, issue de son roman, Waraa Al-Fardous (au-delà du paradis). En fait, elle s’identifie à son héroïne, Salma. Un sentiment de perdition et de peur la hantait depuis toute petite, ne sachant pas trop ce qu’elle allait devenir à l’âge adulte. L’enfant née dans le Delta du Nil dans les années 1970 n’avait rien à voir avec l’auteure, traduite aujourd’hui en 12 langues, qui avance aujourd’hui à pas sûrs et qui est parvenue à se faire un nom dans le monde littéraire, avant ses 40 ans. Cela, en signant trois romans et deux recueils de nouvelles, dont Waraa Al-Fardous (éditions Al-Aïn) présélectionné en 2010 par le Booker arabe, et Gabal Al-Zomorrod (le mont des émeraudes), prix du meilleur roman arabe en 2014, au Salon du livre à Sharjah (Emirats arabes unis).
« Le bon travail d’un écrivain dépasse ses origines et lui permet de franchir de nouveaux horizons. Ainsi, il gagne du terrain à l’étranger », souligne l’écrivain, précisant que son dernier roman, Gabal Al-Zomorrod, est en cours de traduction chez l’éditeur français Actes Sud.
Cette confiance en soi, elle l’a acquise au fil des ans, en plongeant dans l’écriture de fiction. Son seul moyen d’affronter ses faiblesses et ses peurs a toujours été l’écriture. « En écrivant, je me trouve face à mes angoisses. J’essaye de les comprendre, et par la suite, de les affronter », avoue Ezzeddine, qui a souvent choisi d’écrire sur le passé, rarement sur le présent. Elle a besoin de prendre distance pour mieux se positionner par rapport aux événements sociopolitiques, en Egypte ou dans le monde arabe. Epris par les contes des Mille et une nuits, elle a décidé, au lendemain de la révolution de janvier 2011, d’inventer une histoire qui s’en inspire avec ses propres héros. Et ce fut alors Le Mont des émeraudes, parlant de l’Egypte actuelle et de la conjoncture arabe par le biais de deux protagonistes femmes contemporaines. L’ensemble se situe dans un cadre plus ou moins fantasmagorique, proche de l’ambiance des Mille et une nuits. « En relisant attentivement ces contes, j’ai découvert le pouvoir de ces anecdotes quant à sauver la vie des héros légendaires et affronter les pouvoirs absolus et tyranniques des régimes de l’époque. J’ai conçu mon oeuvre de la même manière », indique Mansoura Ezzeddine, ajoutant qu’elle a quand même évité les digressions de cette oeuvre colossale.
Une fois de plus, l’écriture lui permet d’affronter sa peur et de surmonter la perturbation due aux événements du Printemps arabe. Les textes un peu mystérieux, fabuleux, les histoires de meurtre, de folie et de misère constituent ses outils pour incarner l’état d’une société instable et mettre en relief sa propre vision des choses. « L’écrivain doit être comme Alice aux pays des merveilles. Il doit être capable d’assimiler tous les changements qui l’entourent afin de créer une littérature dissemblable », explique Ezzeddine. Pour elle, « créer dans une ambiance de terreur ne peut qu’avoir des répercussions négatives sur le pays. L’écrivain doit être libre de donner son avis, d’analyser les faits avec recul, sans être poursuivi par les nouveaux inquisiteurs qui intentent des procès à droite et à gauche ».
Sa naissance dans un village du gouvernorat de Gharbiya a une grande influence sur son oeuvre. « Mon village était tout petit mais très beau. Entourée de splendides arbres, notamment de pruniers et de goyaviers, je me rendais à pied à l’école, dans un village voisin. Je parcourais tous les jours le même chemin avec mes camarades de classe et je savourais les belles couleurs et odeurs. Mon imagination vagabondait, en route », se souvient Ezzeddine. « Vivre tout près du Nil faisait que toutes les histoires de ma grand-mère et de mon grand-père sur les fantômes et les djinns du fleuve me revenaient souvent à l’esprit », ajoute-t-elle.
Quelques années plus tard, l’on retrouvera le reflet de ces histoires dans ses textes littéraires parlant souvent de chimères, de tourmentes, de fantômes et d’hallucinations. On y retrouve également le calme, le côté sombre du village, les cris de ses bêtes et de ses oiseaux. Et l’on retrouve surtout le sentiment de la peur dont elle n’arrive pas à se débarrasser jusqu’à présent. Ce sentiment a été accentué par la perte de son père à l’âge de neuf ans. « J’ai été choquée par la cruauté du destin. J’ai découvert depuis très tôt la fragilité de la vie qui peut s’achever en un clin d’oeil. Je ne pouvais pas tolérer la mort de mon père, j’inventais constamment des scénarios pour le ressusciter, pour le sentir à mes côtés ».
Cette affliction a été compensée par la présence de sa mère qui l’encourageait et la poussait à faire sortir ce qu’elle a de mieux. C’est d’ailleurs sa mère qui lui a permis de s’installer toute seule dans la capitale, à l’âge de 18 ans, après avoir obtenu le bac, pour suivre des études de communication à l’Université du Caire. « J’étais la seule fille du village à avoir opté pour vivre loin de sa famille. Même durant les vacances d’été, je préférais rester au Caire pour des stages dans des journaux et être proche des conférences littéraires et lieux de rencontre des écrivains », assure-t-elle.
Petit à petit, elle a commencé à découvrir ses talents de romancière. « Je lisais par hasard une nouvelle publiée par une jeune Marocaine, dans une revue littéraire, rédigée à Londres. J’ai trouvé que je pouvais faire mieux et je me suis mise à l’écriture ». Mansoura Ezzeddine a tout d’abord rédigé une nouvelle et l’a envoyée au courrier des lecteurs de la revue Ibdaa, dont le rédacteur en chef était alors le poète Ahmad Abdel-Moati Hégazi. « Une belle surprise : elle a été publiée tout de suite à la prochaine livraison. Très bien accueillie par les lecteurs, je leur ai envoyé d’autres qui étaient également publiées dans la même rubrique ».
A l’époque, Mansoura Ezzeddine, encore étudiante à l’Université du Caire, avait peur de prendre sa carrière d’écrivain au sérieux. « J’ai beaucoup lu et je savais que j’étais à mes débuts et que mes écrits n’étaient pas à la hauteur espérée », dit-elle. Mais tout de même, l’un de ses collègues, Ahmad Hamed, l’a incitée à se présenter au concours annuel de l’université, avec une nouvelle intitulée Laqta (prise de vue). Encore une fois, à sa plus grande surprise, elle fut sélectionnée pour le grand prix et a acquis une plus grande confiance en son talent.
Le destin lui préparait ensuite un autre bel événement, à savoir la rencontre avec son écrivain préféré : Mohamad Al-Bossati. En effectuant un entretien pour la revue La Voix de l’université, l’étudiante de journalisme a échangé ses oeuvres avec son romancier favori. « Etonné que malgré mon jeune âge, j’avais lu toutes ses oeuvres, Al-Bossati m’a demandé de lire les miens. Au départ, je lui ai répondu que je n’en avais pas, mais il a insisté, alors j’ai dû révélé mon côté écrivain en herbe ». Ayant apprécié mon travail, il a envoyé l’une de mes nouvelles à l’écrivain Ibrahim Aslan, responsable de la rubrique culturelle au journal londonien arabe Al-Hayat.
Un virage pour la jeune écrivaine. Car Aslan la présenta aussi à de nouvelles figures du monde littéraire, tels les écrivains Bahaa Taher, Gamal Al-Ghitani et son épouse, la journaliste Magda Al-Guindi. Cette dernière l’accepta en stagiaire à la revue Rose Al-Youssef, puis Al-Ghitani l’invita à rejoindre son équipe d’Akhbar Al-Adab, dont il a été le rédacteur en chef pendant plusieurs années.
C’est le début de toute une carrière de journaliste littéraire qui s’annonce avec ces belles rencontres. Car Mansoura Ezzeddine a gravi les échelons jusqu’à devenir, en 2014, rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire Akhbar Al-Adab et responsable de la rubrique Livres au mensuel Bostan Al-Kotob (le jardin des livres). De quoi lui permettre de plonger davantage dans son monde de prédilection, celui des livres et des textes littéraires.
Son appétit pour la lecture né à l’école était alors bien assouvi. Au départ, elle fut attirée par les romans étrangers traduits vers l’arabe, découvrant ainsi Charles Dickens, Tolstoï et Les Confessions de Jean- Jacques Rousseau. « Toute petite, je notais les titres de livres qui m’intéressaient et j’allais les chercher à la grande Bibliothèque de la ville voisine, Tanta. A force de lire de la littérature étrangère, j’étais fascinée par ses héros, leur style de vie, ce qu’ils mangent, etc. ». Et de plaisanter, avec un doux sourire sur les lèvres : « J’avais un professeur d’arabe qui ne croyait pas que c’était moi qui rédigeais mes dissertations ; il pensait que c’était mon frère aîné qui effectuait mes devoirs. Une terrible injustice pour une enfant ». Les années s’écoulent et l’écrivain en herbe fait ses preuves. Elle s’infiltre dans le monde des grands, écrit sur eux, sur leurs oeuvres, devient elle-même une intellectuelle convoitée. En octobre 2009, Ezzeddine est sélectionnée parmi 39 autres écrivains de moins de 39 ans pour participer au Festival Hay et au Salon international du livre de Beyrouth, afin de représenter la création littéraire arabe. L’écriture a bien réussi à calmer ses angoisses.
Jalons :
1976 : Naissance dans le Delta du Nil, gouvernorat de Gharbiya.
1998 : Diplôme en communication de l’Université du Caire.
2001 : Publication de son premier recueil de nouvelles Doë mohtazz (lumière frémissante), éditions Merit.
2004 : Publication de son premier roman Matahet Mariam (labyrinthe de Mariam), traduit plus tard en anglais, allemand et indonésien.
2009 : Sélectionnée pour le Festival Hay et le Salon du livre de Beyrouth, parmi les meilleurs 39 écrivains arabes de moins de 39 ans.
2010 : Deuxième roman Waraa Al-Fardous (au-delà du paradis).
2014 : Troisième roman, Gabal Al-Zomorrod (le mont des émeraudes) qui reçoit le prix du meilleur roman du Salon international du livre de Sharjah.
2016 : Gabal Al-Zomorrod (le mont des émeraudes) à paraître en français chez Actes Sud.
Lien court: