Maarouf le cordonnier, Leila et le fourbe, Le Jeune et le trésor … ces trois contes des Mille et Une Nuits sont narrés en dialectal égyptien, dans le quartier populaire et antique d’Al-Khalifa. On reconnaît bien la voix et l’accent particuliers de Chirine Al-Ansary, une conteuse à la renommée internationale, installée en France, laquelle vient de participer pour la troisième fois à la rencontre annuelle organisée par l’association Al- Assar Lana (les monuments nous appartiennent).
Portant un long foulard rose et des bijoux ethniques, la conteuse est debout, seule, dans la foule, venue afin de profiter de l’ambiance et du beau temps. « Il y avait pas mal de monde et les enfants se jetaient, progressivement, à mes pieds », raconte Chirine Al- Ansary en riant. Et d’ajouter : « Avec l’équipe de travail, nous avons collecté les histoires des petites gens du quartier. Ensuite, j’ai pris ces histoires et je les ai réadaptées. J’aime que les contes soient issus d’un lieu donné, de son histoire, qu’ils parlent des habitants. C’est pourquoi le public se retrouve facilement dans le spectacle ».
Chirine Al-Ansary nous fait voyager dans le temps. Elle évoque le passé lointain ainsi que le présent, imprègne les scènes de détails du quotidien. « Dans la narration, il n’y a pas d’hiérarchie. Tout est bon, les histoires anciennes, modernes, les anecdotes, les impressions, les rêves … Tout appartient à la mémoire », évoque la narratrice, toujours influencée par la magie des lieux, notamment Le Caire fatimide et les vieilles villes. « J’aime faire sortir l’historie des tréfonds de l’espace ».
Elle pèse ses mots, afin de décrire sa passion, son attachement à l’Histoire et à l’Egypte. « Le Caire est une ville qui a avalé tous les temps. Tout s’y accumule. Rien n’est voué à la disparition, mais peut resurgir à travers une histoire que je raconte. Et subitement le public commence à s’interroger : suis-je au XIIe siècle ou toujours dans les temps présents ? », dit-elle, avouant qu’à travers ses recherches en Histoire, elle a découvert que les faits et les incidents se ressemblent, le passé et le présent sont bien enchevêtrés. Les Mille et Une Nuits constituent en fait une partie intégrante de l’histoire. « Regardez ces livres », lance-t-elle, en montrant un amas de livres anciens, côtoyant d’autres plus modernes et de nouvelles éditions des Mille et Une Nuits. « Comment puis-je en finir ? ». Chirine Al-Ansary ne cesse de lire et de relire ces livres, toujours à la recherche de nouvelles interprétations.
Une belle partie de son travail est liée à la mémoire, mais elle n’a pas encore présenté l’ensemble en Egypte. « Je parle souvent de la mémoire collective et individuelle, de ce qui marque nos souvenirs et les lieux, en y laissant des traces indélébiles. Mes voyages dans les vieilles villes en Egypte, en Syrie, ou ailleurs, sont plutôt un voyage dans l’Histoire. De quoi me permettre d’aborder aussi des choses contemporaines. C’est comme si j’effectuais un itinéraire dans l’Histoire pour pouvoir avancer », estime la narratrice.
Pourquoi raconter ? Chirine a été une petite fille toujours éblouie par les contes de sa grand-mère et de ses souvenirs. Elle a passé le gros de son enfance en France et éprouvait déjà à cette époque une vraie passion pour l’art et pour le drame. « A 9 ans, j’ai suivi des ateliers artistiques en France. Et à l’issue de ces ateliers, j’ai joué le rôle principal dans un spectacle reprenant des extraits du Petit Prince. A cet âge, je ne savais pas ce qui se passait dans les rangs du public, mais j’étais dans un état d’émerveillement total. Depuis, j’ai compris que j’appartenais au monde des planches ».
Au Lycée français du Caire, Chirine Al-Ansary a fondé une troupe de théâtre-école. La jeune fille était de plus en plus décidée à faire des études de théâtre et peut-être encore poursuivre ses études ailleurs. « Mes parents sont assez ouverts d’esprit, nous avons vécu en Europe pendant longtemps, mais, quand même, l’idée que je voyage seule était pour eux inacceptable. On a fini par atteindre un compromis : faire des études de théâtre à l’Université américaine du Caire ». Cependant, ses parents étaient assez réticents, ils ne pouvaient digérer qu’elle en fasse sa carrière, jugeant plutôt le théâtre comme un hobby. « Un jour, mon père m’a envoyé voir le responsable des relations publiques à l’Université américaine, Louis Greiss. C’était un ami à mon père, et ce dernier lui avait demandé de me convaincre d’abandonner le théâtre et d’étudier autre chose. Greiss en riait, étant lui-même marié à une grande dame de théâtre, Sanaa Gamil. C’est lui qui a trouvé la solution, en me proposant de passer la première année à l’AUC sans dire à mes parents ce que j’étudiais. Puis, après avoir réussi la première année, ils finiront par comprendre que j’ai fait le bon choix », se rappelle-t-elle, en riant aux éclats. Et de lancer : « C’était un homme magnifique, paix sur son âme ! ».
Chirine Al-Ansary a essayé de suivre le plan de ce dernier, mais elle n’arrivait pas vraiment à mentir. « Mon père me répétait souvent : ce sont les obstacles qui nous aident à mieux avancer dans la vie. Que s’était-il alors passé quand j’ai refusé que tu fasses des études de théâtre ? En y tenant absolument, tu es devenue sûre et certaine que c’est ce que tu voulais faire ». Ses créations à la faculté étaient souvent des projets assez controversés, se dressant contre les formes traditionnelles du théâtre. Son spectacle de fin d’études, à titre d’exemple, comprenait de la poésie, de la danse et de la musique. Il a valu à Chirine le « grade A », mais quelques-uns de ses professeurs n’admettaient pas que c’était du théâtre. « J’étais furieuse au point de n’avoir pas gardé leur rapport final, je m’en suis vite débarrassée ».
Chirine Al-Ansary travaille toujours seule. Au théâtre, elle est à la recherche de l’immédiat, du contact direct avec le public. Elle aime le côté poétique du récit et de la disposition du corps. « Au début de ma carrière, j’étais aux yeux de plusieurs une jeune fille de riches, qui a vécu à l’étranger. On voulait absolument me coller une étiquette, celle d’Al- Masriya Al-Khawagaya (l’Egyptienne occidentalisée) et moi je refusais !».
En France et partout en Europe, elle rejette également l’image de la « conteuse exotique », parfaitement francophone et anglophone. Elle joue avec les attentes du public, se plaît à le choquer, à le forcer à voir la vérité derrière ses histoires. « Les spectacles que je donne en France ont plutôt une dimension politique, même s’ils restent ancrés dans les contes des Mille et Une Nuits. Les Français savent que le monde arabe d’aujourd’hui est affreux et angoissant. Ils ont créé alors deux mondes. Celui de l’Orient de leur rêve, assez exotique, et celui des villes en catastrophe. Cet état de fait provient des politiques occidentales menées depuis des siècles. A travers la narration, je cherche à surprendre, à pousser le public à voir les deux images ensemble. Par exemple, j’évoque un marché exotique, hautement coloré, avec de jolies femmes, puis j’emmène l’audience dans un marché dévasté ».
Cette manière de présenter les choses relève de sa mission en tant que citoyenne arabe. « Je suis égyptienne, je vis en Europe, mais je demeure très égyptienne. Tous les Egyptiens expatriés partagent la même culture et la même histoire. C’est une richesse inouïe », estime la narratrice.
Mariée à un Français, ayant un seul fils, Chirine Al-Ansary regrette ne pas avoir été au Caire pendant la révolution du 25 janvier 2011. « Je suivais tout ce qui se passait à travers les médias et je pleurais. Je voulais à tout prix être là. Mais mon fils avait à peine un an. Je ne voulais pas être la mère qui abandonne son fils pour aller s’insurger. Pour moi, une vraie révolution commence par mieux élever ses enfants ».
En 2012, Chirine Al-Ansary a créé Hoda Jour et Nuit. Un spectacle donné à Beyrouth et dans pas mal d’autres pays, lequel relate les petites histoires des habitants de la rue Hoda Chaarawi, à proximité de la place Tahrir, pendant la révolution. « J’habite un vieil appartement dans cette rue du centre-ville cairote. La propriétaire avait perdu son père et avait du mal à y vivre, avec tant de souvenirs. J’ai passé des semaines à trier ses affaires et à écouter les gens dans la rue qui me racontaient en détail tout ce qui s’est passé. En écoutant leurs histoires, je me suis dit c’est cela la vraie politique. Ce sont les expériences des gens qui forment la société dans laquelle on vit », explique-t-elle. Son spectacle a donc associé les souvenirs de la propriétaire et aux maux des gens pendant et après la révolution.
Pour la conteuse, il faut toujours voyager, fouiller, suivre les traces de l’Histoire. Car la narration est l’essence des arts de la scène dans le monde arabe. « C’est ma croyance intime, personnelle et subjective ». Chirine Al-Ansary tente d’élaborer son point de vue à travers une thèse de doctorat. « Dans la narration, je reviens à l’individu : le corps, la voix, l’habit et l’utilisation du mot. C’est un exercice quotidien qu’on fait aussi dans sa tête en regardant les spectacles, les films, la mode, les histoires, etc. Toutes ces choses se traduisent dans la parole et le conteur réussit à créer un univers fascinant. L’essentiel est de savoir écouter. Les gens qui racontent bien sont ceux qui écoutent bien », conclut-elle.
Jalons :
1980 : Première apparition sur scène en France à l’âge de 9 ans.
1995 : Premier spectacle de conte à Wékalet Al-Ghouri au Caire.
2009 : Naissance de son fils Chams.
2014 : Participation au Festival Arabesques.
2016 : Nouvelles soirées de narration entre l’Egypte et la France.
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