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Amal Fikry: La marraine des musiciennes de l’espoir

Ati Métwalli, Dimanche, 29 novembre 2015

Depuis près d’un demi-siècle, Amal Fikry dédie sa vie à l’orchestre Al-Nour Wa Al-Amal (lumière et espoir), regroupant des dizaines de musiciennes non-voyantes. C’est avec celles-ci qu’elle parcourt le monde en ange gardien.

Amal Fikry
(Photo:Bassam Al-Zoghby)

« Entre nous, c’est une histoire de lon­gue date », lance Amal Fikry en évo­quant l’orchestre Al-Nour Wa Al-Amal (lumière et espoir), cet ensemble extraordi­naire regroupant des musiciennes égyptiennes non-voyantes. Celles-ci viennent juste de rentrer de Paris, où elles ont participé à l’interprétation de l’oeuvre du musicien franco-algé­rien, Tarik Benouarka, Les Jours et les nuits de l’arbre coeur, écrite essentiellement pour l’orchestre, avec un choeur et deux solistes.

En parlant d’Al-Nour Wa Al-Amal, Fikry utilise souvent le mot eshra, qui signifie en arabe une connaissance intime de lon­gue durée, une interaction enri­chissante qui s’instaure au fil des ans entre amis, collègues ou même au sein d’un couple. Bref, un lien humain assez pro­fond et unique.

Amal Fikry connaît parfaitement les besoins de l’orchestre et ses exigences profession­nelles. Et elle s’est engagée, depuis belle lurette, à lui fournir le soutien académique et moral qu’il lui faut, afin de parvenir à l’épa­nouissement de ses musiciennes. Le lien étroit qu’elle a noué avec ces dernières représente précisément cette eshra dont parle Amal Fikry, vice-présidente de l’Association Al-Nour Wa Al-Amal, une organisation non gouvernemen­tale fondée par Istiqlal Radi en 1954, avec comme principal objectif de mieux intégrer les femmes non-voyantes dans la vie sociale.

En 1961, dans le cadre de l’expansion de l’association, Radi a fondé un institut musical dont le cursus met l’accent sur la musique classique occidentale. Le programme pédago­gique nécessaire fut établi par Samha Al-Khouli, ancienne doyenne du Conservatoire du Caire, disparue en 2006. Les professeurs de cet institut ont de tout temps été agrégés du Conservatoire du Caire, de la faculté de l’édu­cation musicale dépendant de l’Université de Hélouan ou sont issus de l’Orchestre sympho­nique du Caire. Et les musiciennes ont tou­jours suivi les partitions transcrites en braille.

Ainsi, au bout de plus de quatre décennies, l’orchestre ayant acquis une renommée inter­nationale, est devenu la fierté de Fikry ; il constitue l’exploit de sa vie et en fait partie intégrante.

L’histoire de l’orchestre se confond au par­cours de cette femme exceptionnelle. Ainsi, en racontant sa propre histoire, elle nous permet de mieux cerner les raisons de la réussite de cet orchestre qui ne cesse de faire le tour du monde.

« J’ai toujours aimé voyager, avant même de rejoindre l’asso­ciation. J’ai visité le monde entier, d’abord, avec mes parents, ensuite avec l’or­chestre », dit-elle, en mention­nant son père pour la première fois, un banquier hautement positionné. Fikry a également voyagé très fréquemment pen­dant les années de son mariage avec l’avocat Zaki Hashem, fon­dateur de Zaki Hashem Law Firm, l’un des plus anciens cabi­nets d’avocats dans tout le Moyen-Orient.

« Quand nos enfants étaient encore petits, je restais à leur côté. Parfois, mon mari me demandait de prendre quelques jours de congé et de partir seule, loin de mes responsabilités en tant que mère. C’était lui qui restait avec les enfants, alors que moi je mettais les voiles. Je dois avouer que c’est une immense joie d’explorer les villes et les petites ruelles, en solitaire, de se promener en appréciant les bienfaits de la nature », lance-t-elle en sou­riant.

Amal Fikry a donc parcouru le monde en long et en large. En 1969, son mari et elle-même étaient parmi les premiers touristes égyptiens à se rendre en URSS. « C’était juste après le début de la guerre d’usure et du déve­loppement des relations entre Le Caire et Moscou. Nous avons visité Moscou et Leningrad, mon mari et moi, puis l’Arménie et l’Ouzbékistan », se souvient-elle.

De retour d’Europe, d’Amérique latine ou d’Asie, les amis lui demandaient souvent ce qu’elle a acheté là-bas. Et elle répondait sou­vent que faire les magasins était le dernier de ses soucis. Ensuite, elle leur racontait plutôt les histoires des villes, des rues ; elle se réjouissait de leur faire découvrir le Musée du Louvre à Paris ou le Metropolitan Museum à New York. Et durant toutes ses visites, elle partait souvent à la recherche des traces de l’antiquité égyptienne, sa pièce préférée est le buste de calcaire peint de Néfertiti, exposé au Neues Museum de Berlin.

« Ma première rencontre avec Néfertiti était vers la fin des années 1970, j’étais en voyage avec mon mari. A l’époque, la ville de Berlin était tout à fait dif­férente. Je me rappelle ses monu­ments merveilleux, ses musées, mais aussi les longues files d’at­tente devant les magasins. C’était un autre monde », raconte-t-elle, en ajoutant que depuis ce temps-là, elle y est retournée plusieurs fois, sans jamais oublier de réser­ver un peu de temps à Néfertiti. D’ailleurs, en octobre 2013, l’or­chestre Al-Nour Wa Al-Amal a donné deux concerts en Allemagne, dont l’un à Berlin. Amal Fikry a tenu à accompagner les musi­ciennes au Neues Museum où elles ont pu toucher une réplique de la reine, conçue spé­cialement pour les personnes aveugles ou malvoyantes.

Fikry parle des villes et des paysages, des musées et de l’art qu’ils abritent, de nuances du soleil, des pluies et de la neige. Lorsqu’elle évoque Zurich en Suisse, elle retient son souffle. Elle l’appelle « ma deuxième mai­son », tellement elle se sent à l’aise dans cette ville dont elle était tombée amoureuse en étant jeune, et à laquelle elle revient souvent.

La passion sans limite pour le voyage anime Fikry. Rien qu’en évoquant tous ces souvenirs, elle devient plus dynamique et explique com­ment elle a réussi à réconcilier le plaisir de visiter et ses responsabilités envers l’orchestre, malgré son âge avancé.

« Cela fait plus de 45 ans que j’ai dédié ma vie à l’orchestre. Quand j’ai rejoint l’associa­tion pour la première fois, j’ai été touchée par la condition des filles. J’ai tellement pleuré ! Mais j’ai fini par me dire qu’il fallait plutôt agir que compatir. Mon mari m’a beaucoup encou­ragée, en insistant sur le fait qu’il ne fallait guère abandonner les filles d’Al-Nour Wa Al-Amal ». Amal Fikry se rappelle ses toutes premières rencontres avec ces dernières. Istiqlal Radi, alors responsable de l’association, lui avait proposé de leur donner un coup de main, en mettant ses contacts au profit de l’ONG. Car elle connaissait tout le beau monde : les politi­ciens, les diplomates, etc.

« Franchement, je ne me rendais pas compte que je connaissais tellement de gens, de per­sonnes influentes. Pour la plupart, ils étaient prêts à aider l’orchestre d’Al-Nour Wa Al-Amal, et éventuellement, à concrétiser le rêve d’Istiqlal Radi qui voulait conquérir le monde avec ses musiciennes ».

L’Autriche fut le premier pays à accueillir l’orchestre « émergent ». C’était en 1988. Aujourd’hui, 27 ans plus tard, l’orchestre a tenu des concerts dans 30 pays, répartis sur les cinq continents, présentant des compositions classiques occidentales aussi bien que des oeuvres signées par de grands maîtres clas­siques égyptiens et arabes, tels que Abou-Bakr Khaïrat, Ragueh Daoud, Riyad Al-Sonbati et Ali Abdel-Sattar.

« Je les aime tellement les filles d’Al-Nour Wa Al-Amal ! Il y en a celles qui sont déjà mariées ou mères de famille. Aujourd’hui, je me rends à l’association deux fois par semaine ; je reste à leurs côtés quand il y a des occasions spéciales ». Fikry dépeint de nou­veau la relation qu’elle maintient avec les musiciennes, cette eshra que le temps ne cesse de consolider. Et ce, en dépit des classifica­tions sociales et des différences. Un respect mutuel s’est établi entre elles, c’est l’essentiel.

L’une de ses deux filles, Hala Hashem, nous confie qu’on a plusieurs fois proposé à sa mère de présider l’association, mais elle a toujours refusé. En tant que vice-présidente, elle a plus de temps pour l’orchestre, pour inculquer à ses musiciennes une plus grande sensibilité humaine, le sens de l’esthétisme qui réside dans tout ce qui les entoure.

« Je répète souvent aux musi­ciennes que les gens qui voya­gent, jouent de la musique ou juste l’apprécient, ont une sensi­bilité particulière. Elles doivent se rendre compte qu’elles sont uniques, quel que soit leur milieu social. En Egypte, les filles issues de milieux défavorisés, ligotées par les us et les cou­tumes, ne parviennent pas à mener une vie enrichissante. La musique et le voyage les aident beaucoup à s’en sortir, à être plus sophistiquées, plus indépen­dantes ».

Le rapport de proximité avec les musi­ciennes aide Fikry à modeler la vie de ces femmes non-voyantes, à les soutenir afin qu'elles surmontent leur peur.

« Elles avaient très peur de l’avion, lors de leur premier voyage à l’étranger. Maintenant, elles s’y sont habituées. A chaque déplace­ment, nous essayons de prendre une ou deux nouvelles pour acquérir de l’expérience, quit­ter leur zone de confort. Elles progressent toutes très rapidement. Par exemple, elles ont désormais la capacité de deviner la catégorie de l’hôtel où l’on est logé, en fonction des petits détails dans les chambres. Elles pren­nent beaucoup de photos, pour les montrer à leurs familles de retour en Egypte », précise Fikry qui revient toujours au même sujet : l’orchestre, ses voyages, ses musi­ciennes ... Celles-ci font partie de sa grande famille, de ses rêves. C’est une famille qu’elle a elle-même choisie et dont elle est fière.

Jalons :

... : Naissance au Caire
1954 : Fondation de l’association Al-Nour Wa Al-Amal.
1969 : Rejoint l’Orchestre Al-Nour Wa Al-Amal, regroupant à son lancement 15 filles non-voyantes.
1971 : L’orchestre joue pour la première fois à l’ancien Opéra du Caire.
1988 : Premier voyage de l’orchestre à l’étranger (Vienne, Autriche). Celui-ci regroupe désormais quelque 30 musiciennes.
2005 : L’orchestre totalise 40 musiciennes

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