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Rima Khcheich : la tradition réinventée

Névine Lameï, Dimanche, 25 octobre 2015

La chanteuse libanaise Rima Khcheich vient de se produire au Caire dans le cadre du Festival international du jazz. Dotée d'une voix douce et sensuelle, elle s'emploie à revivifier le patrimoine arabe classique, accompagnée souvent de musiciens étrangers de jazz classique.

La tradition réinventée
(Photo:Mohamad Moustapha)

Avec elle, le chant arabe classique épouse par­fois une note jazzy. La chanteuse libanaise Rima Khcheich, qui enseigne au Conservatoire de Beyrouth, confère au patrimoine un petit air de moder­nité. Elle excelle à titre d’exemple à interpréter les mowachahat (forme de chant andalou), en leur conférant un côté novateur, avec des arrange­ments inédits, accompagnée sou­vent de musiciens de jazz classique. C’est ainsi d’ailleurs qu’elle par­vient à envoûter les jeunes et à les emmener vers un beau temps nostal­gique, loin de la terre et des conflits.

Née au village d’Al-Khiyam, au sud du Liban, en 1974, Rima Khcheich possède une voix au timbre doux qui l’aide à transmettre des messages de quiétude et d’amour. Elle demeure fidèle à l’hé­ritage musical du Moyen-Orient. D’ailleurs, elle considère celui-ci comme un marqueur identitaire. Et dans ce contexte, l’Histoire et la mémoire semblent indissociables. « Le village d’Al-Khiyam, à la fron­tière israélo-libanaise, a assuré­ment eu un impact sur ma personna­lité. Il est surtout connu par le fort d’Al-Khiyam, symbole de la lutte d’un peuple contre l’occupation. Dans le temps, c’était une base de l’armée libanaise, puis Al-Khiyam s’est transformé en une prison clan­destine, où les Israéliens détenaient des milliers de prisonniers libanais et de réfugiés palestiniens. Pour franchir les frontières de mon village, il fallait obte­nir une autorisation d’Is­raël », évoque Rima Khcheich qui n’a pas tardé à quitter cette grande pri­son qu’était devenu son village. « Depuis mon enfance, j’ai toujours chanté et rien ne m’en a empêché. Même lorsque nous nous cachions mes frères et moi, au sous-sol de notre maison, à Al-Khiyam, pour échapper aux obus et aux bom­bardements israéliens, je continuais à chanter. C’est vrai que j’ai vécu plusieurs guerres au Liban, mais je n’ai jamais eu peur. Je défiais les explosions par le chant. Un chant beaucoup plus fort que les bombes », accentue Khcheich.

Enfant prodige, la petite Rima avait déjà une voix assez mûre à l’âge de 8 ans. C’étaient toujours les vieux airs du patrimoine arabe classique qui l’enchantaient. Croyant fort au talent inné de sa fille, son père, lui-même joueur de qanoun (cithare orientale), Kamel Khcheich, préparait sa petite fille à participer au programme de la découverte des talents, Layali Lebnan (les nuits du Liban), diffusé par la télévision libanaise. Ce programme a révélé d’ailleurs plusieurs voix magnifiques, qui ont par la suite percé sur la scène musicale libanaise. C’était en 1985, à Beyrouth, en fin d’été. Avant de faire sa première apparition sur écran, la petite Rima, vêtue d’une robe blanche, attendait son tour pour chanter sur les planches du programme. Avec sa voix d’ange, elle a chanté Anta Al-Modallal (toi le gâté), une composition de l’Egyptien Kamel Al-Kholaï. Chanter une oeuvre si sophistiquée n’était pas une chose aisée pour une enfant, mais elle a quand même ébloui les téléspectateurs. « C’est vrai qu’à l’âge de 13 ans, je ne comprenais pas ce que je chantais, par contre je sentais profondément les mélodies. J’ai la chance d’être née dans une maison très musicale, passionnée du patrimoine arabe classique. Souvent on passait d’un genre à l’autre : mowachah, mawal, dorr et qassida (poème classique) », déclare Rima Khcheich. Les mowachahat, forme musicale andalouse assez fine, l’ont toujours attirée. « Je suis une passionnée des rythmes et des mélodies traditionnels, capables de déclencher de fortes émotions et de dégager une sagesse spirituelle hors pair. Le mowachah m’offre particulièrement une diversité musicale, de multiples types d’improvisations, que j’aime faire revivre et renouveler. Si l’on observe les chansons de la diva Oum Kalsoum, on peut comprendre la valeur de l’improvisation dans son travail. Ses variations à partir d’un thème principal faisaient durer la chanson pendant plus de deux heures », explique Khcheich dont la participation à l’émission Layali Lebnan lui a ouvert de nouvelles perspectives musicales.

Elle se déplace à l’âge de 13 ans, avec sa famille, à Beyrouth, pour rejoindre la chorale des enfants, au Club culturel arabe. Puis adhère à la chorale des enfants du Conservatoire national supérieur de Beyrouth, d’où elle obtient son diplôme en musique orientale et où elle enseigne actuellement le solfège et le chant classique arabe. Attirée par les répertoires orientaux les plus exigeants, Rima Khcheich rejoint, en 1987, le Beirut Oriental Troup for Arabic Music, dirigée par le maestro palestinien Sélim Sahab. En tenant la main de son maître, la petite Rima arrive dans l’enceinte de l’Assembly Hall de l’Université américaine de Beyrouth. Une salle comble ! Sous la baguette du maestro, Rima croise le « monde des grands » : Oum Kalsoum, Abdel-Halim Hafez, Fayrouz, Zakariya Ahmad, Al-Qassabgui, Sayed Darwich, Mohamad Osman et Mohamad Abdel-Wahab. « On me demande pourquoi je suis une passionnée de Abdel-Wahab, à la voix de velours. La raison, c’est parce qu’il est l’un des principaux artisans du renouveau de la musique arabe », souligne Khcheich, toujours à la recherche du nouveau dans l’ancien.

Vite, elle devient une chanteuse étoile, qui transcende les frontières entre le traditionnel et le contemporain, l’oriental et l’occidental. Cette audace de défier les frontières, on la retrouve notamment dans son troisième opus, sorti en 2008, Falak (orbite), enregistré aux Pays-Bas, où la tradition orientale est revisitée par des pointures de jazz néerlandais. Khcheich y reprend plusieurs titres de maîtres incontestés comme Sayed Darwich et Wadie Al-Safi. En 2001, elle avait déjà entamé un autre projet Orient Express, réunissant également deux cultures musicales apparemment opposées : la musique arabe classique et le jazz progressif européen. Donc, du jazz à la musique improvisée, et de la musique arabe classique à la musique contemporaine. Un projet auquel a adhéré Rima Khcheich, avec d’autres musiciens du Liban et d’Iraq.

Ce projet lui a ensuite inspiré un album éponyme où elle a collaboré avec le trio hollandais The Yuri Honing, faisant le tour du Moyen-Orient, de l’Europe et des Etats-Unis. « Il faut affirmer que ma rencontre avec Tony Overwater, ce passionné des maqamat (modes) arabes, joueur de luth, et fondateur de la formation musicale Jazz In Motion, aux Pays-Bas, m’a permis d’utiliser les techniques du luth arabe pour jouer de la basse-guitare », dit Khcheich qui en 2006 a eu la chance de travailler avec le compositeur libanais Ziad Rahbani, « l’inventeur du nouveau jazz oriental ». Celui-là a en fait réarrangé pour Rima deux chefs-d’oeuvre de Sayed Darwich, Ched Al-Hizam (serre la ceinture) et Lahn Al-Chaytane (la mélodie du démon). Et ce, outre Hebbi Zarni, un mowachah de Darwich Al-Hariri.

Vient ensuite son album Min Sihr Oyounak (la magie de tes yeux) où elle a repris onze titres de Sabah et un autre où elle chante exclusivement des mowachahat. Avec ce dernier album, Khcheich chante sur un tempo relevé, à l’amphithéâtre Pierre Abou-Khater, à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (l’USJ), excellant notamment dans Rama Qalbi (tirer sur mon coeur) et Ya Nahif Al-Qawam (ô toi au beau corps !).

Tous les concerts live de Rima Khcheich sont pour ses fans, jeunes et moins jeunes, de purs moments de bonheur. Récemment, accompagnée de ses confrères, les jazzmen hollandais Maarten Van Der Grinter (guitare), Ruven Ruppik (percussions), Marteen Ornstein (clarinette) et Tony Overwater (basse-guitare), elle a animé une soirée de chants à l’ancien campus de l’Université américaine du Caire, dans le cadre du Festival international du jazz. Elle a interprété, toute en douceur, quelques chansons de son album Falak dont Kalam Al-Leil (paroles de nuit), Haflet Taraf (fête de divertissement), Haram Al-Nom (privé de sommeil) et Souleyma. Mais aussi des vieux airs classiques arabes et une dizaine de mowachahat, dont Fotina Allazi, de Fouad Abdel-Méguid, et Monyati Azz Istebari de Sayed Darwich. Ces mowachahat réarrangés, dépoussiérés, retrouvent tout leur brio ! D’ailleurs, il suffit de mentionner le nom de Rima Khcheich sur la toile, annonçant un concert, pour que tous ses fans se précipitent pour acheter les tickets. « Je refuse d’être rangée comme chanteuse de jazz, rien que pour avoir participé à un festival de jazz. J’ai choisi de donner de temps en temps des soirées de chant arabe classique, accompagnée d’instruments de jazz, tout en animant d’autres soirées accompagnée de takht (ensemble arabe classique). Dans les deux cas, je ne chante que du classique, des oeuvres du patrimoine », accentue la diva, réinventant la tradition. Sur Facebook, ses fans écrivent : « Enfin une belle voix romantique, celle d’une magicienne, défiant les théories et prônant une musique légère, à même de capter l’attention ». Et à Rima Khcheich de commenter, avec modestie : « Je suis pour la musique underground, mais non pour la musique pop et commerciale. Voyez-vous comme c’est difficile de vouloir combiner chant arabe classique et jazz ? J’ai mis 15 ans avant de pouvoir le faire de manière présentable. J’ai fouillé dans le répertoire oriental classique, pour trouver des oeuvres à même d’être arrangées différemment ».

Diplômée de l’Université américaine de Beyrouth, en communication et art visuel, Khcheich a su mettre ses études au profit de sa carrière. « J’aime expérimenter, pour faire bouger le monde. Mes chansons ne cherchent pas forcément à transmettre un message sociopolitique, même si l’on est à un moment où le monde arabe se meurt. Je me contente de communiquer ma sensibilité d’artiste », conclut Khcheich qui a été l’invitée « exceptionnelle », en l’an 2000, de l’Université Mount Holyoke au Massachusetts, où elle a enseigné le chant classique arabe aux étrangers et aux Arabes expatriés. Et ce, dans le cadre de l’Arabic Music Retreat, dirigé par le compositeur et luthiste palestinien, Simon Chahine. La chanteuse ne rate pas une occasion pour passer d’une expérience à l’autre.

Jalons :

1974 : Naissance au village d’Al-Khiyam, Liban.
1985 : Médaille d’or au Festival de la musique méditerranéenne de Bizerte, en Tunisie.
2008 : Sortie de son album phare Falak.
Juin 2011 : Concert en hommage à Sabah, à l’Université américaine de Beyrouth.
Octobre 2015 : Participation au Festival international du jazz au Caire.
Janvier 2016 : Lancement d’un nouvel album.

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