Artiste multidisciplinaire, plasticien, illustrateur de livres pour enfants et cinéaste soudanais, Salah Al-Mur retrace ses Souvenirs d’enfance, à travers deux expositions qui se déroulent simultanément aux galeries Machrabiya, dans le centre-ville cairote, et Misr, à Zamalek. Il monte son propre bazar pluriculturel, dévoilant ses états d’âme. En fait, l’artiste est étroitement ancré dans sa terre natale, le Soudan, qui est à la tête de ses préoccupations.
Ses peintures figuratives révèlent sa culture arabo-africaine, colorée de contes populaires, de superstitions et de mythologie. Al-Mur se sent bien dans sa peau là où il va. En Egypte, son pays de résidence, ou ailleurs, il part à la découverte du monde, s’enrichit culturellement, s’ouvre à l’Autre, expérimente toute nouveauté, portant son bagage culturel soudanais et croyant fort en l’équité entre les êtres humains, sans distinction aucune.
Né à Al-Jarif, à l’ouest du Nil Bleu, un des quartiers les plus anciens au sud de Khartoum, Salah Al-Mur aime confirmer, à tout moment, son identité arabo-soudanaise. De même, il se dit très fier de ses origines nubiennes. « Al-Jarif est une rive fertile, bien adaptée à l’agriculture et à la pêche.
Les habitants d’Al-Jarif appartiennent à deux tribus : Al-Machaykha et Al-Mahass. Ces tribus ne sont pas pliées sur elles-mêmes, elles cohabitent avec les voisins, aux alentours de Khartoum. Tous vivent, mêlant les cultures arabe et africaine, notamment la tradition nubienne », souligne Salah Al-Mur, avec un accent soudanais auquel il tient absolument. « Partout où je vais, je préserve mon dialecte soudanais. Je maîtrise parfaitement l’arabe classique et l’anglais, mais je préfère quand même le dialecte de mes ancêtres. En Egypte, par exemple, si je parle avec le portier ou le vendeur de légumes, en arabe classique, j’aurai l’air ridicule », évoque l’artiste peintre. Son père, Salah Kamaleddine Mohamad, architecte qui a obtenu un master à Oxford, a voulu que son fils fasse des études de beaux-arts. Du coup, Salah junior a été diplômé de la section graphisme, en 1990.
« Le Soudan possède 40 universités dont la prestigieuse Université de Khartoum, où l’enseignement est assuré en anglais. Si l’arabe est la langue de tous les jours et du rituel religieux, l’anglais est pour moi la langue des sciences et du progrès technologique, à l’ère de la mondialisation », précise Salah Al-Mur.
L’artiste est fier de son nom de famille : Al-Mur, signifiant littéralement la myrrhe. Un nom hérité de son grand-père, un paysan éloquent et tenace, très influent au sein de sa tribu. « J’ai hérité de lui son nom, son appartenance ethnique, les us et les coutumes, mais je n’ai pas du tout le même caractère », affirme Salah Al-Mur. Et d’ajouter : « Ma génération avait d’autres ambitions que l’agriculture et la pêche, mais on était quand même un peu perdus. On manquait de tout, d’investissements, de soins, de travail … On a opté pour le commerce, la médecine, l’ingénierie et autres domaines. Personnellement, j’ai choisi de faire une carrière en arts plastiques ».
Sa mère, une artiste autodidacte et anglophone, était passionnée de l’artisanat, sans doute à l’image du pays et de sa culture plurielle. « J’ai été marqué, dès l’enfance, par les designs des crochets de ma mère. Des mailles multicolores et ornementales, laissant libre cours à l’imagination du petit que j’étais. Etait-ce des formes animales, humaines, géométriques ou autres ? Cet art n’avait aucun message politique, mais valorisait la beauté en toute simplicité et dans un style universel, tout en préservant l’héritage soudanais », affirme Al-Mur dont l’atelier, situé au centre-ville cairote, abonde de nappes typiques soudanaises multicolores, de masques africains et de peintures ethniques.
Ses oeuvres, exposées actuellement dans les galeries Machrabiya et Misr, favorisent l’esprit de « carnaval ». Elles créent un rapport étroit entre le physique des êtres humains et leur état psychologique. De ces oeuvres se détachent des visages familiers, très expressifs, d’hommes et de femmes, en toute spontanéité. Ils appartiennent évidemment à des ethnies et des cultures différentes, puisant dans la mémoire visuelle locale, dans l’environnement soudanais de l’artiste.
La naïveté des formes et la fraîcheur enfantine de ces visages rendent l’oeuvre de Salah Al-Mur de plus en plus palpitante. Ses protagonistes ressemblent à ceux des contes populaires et de la mythologie. On dirait des masques ensorcelants ! « La réalité est un bal masqué où chacun cache son vrai visage, sa nature, ne montrant que le masque de son choix », lance Al-Mur. Et d’ajouter : « Aucune société humaine n’a ignoré le masque. De la Grèce antique à l’Amérique ancienne, en passant par l’Asie, l’Océanie, l’Afrique du Nord. Partout, les masques ont symbolisé les dieux, ont incarné la beauté ou l’effroi. C’est par le biais du masque que nous pouvons acquérir la vision la plus pénétrante de la culture d’un peuple ».
Pour lui, en matière d’art africain, la question-clé a toujours été la fonction des choses. « La diversité ethnique et culturelle du Soudan est bien présente dans mon oeuvre. Le pays compte en effet 56 groupes ethniques, aux costumes, aux traits et aux rituels différents. L’hétérogénéité géographique influence directement la vie économique, sociopolitique et culturelle des divers groupes. Leur forte mobilité est la source de nombreux conflits et déchirement. Les tribus se disputent les ressources naturelles.
Les conflits qui déchirent aujourd’hui le Soudan, sous le régime islamiste de Omar Al-Béchir, sont d’une grande complexité », déclare Al-Mur qui dénonce absolument l’islamisation de l’Etat soudanais. « Comment le Soudan multiculturel qui aurait pu être le pays numéro 1, sur le plan touristique, avec quelque 50 pyramides, temples, une nature splendide, une richesse minérale, agricole et pétrolière, plonge-t-il dans l’ignorance, dans l’affliction et la servitude ? Aucun président soudanais ne s’est intéressé à l’exploitation des richesses du Soudan, pour le bien-être de son peuple. Seuls le despotisme et l’égoïsme dominent les régimes successifs, à penchant militaire, ceux d’Al-Azhari, Abboud, Némeiry jusqu’à Al-Béchir », dénonce l’artiste, non sans mélancolie.
Vivant en Egypte, depuis les années 1990, il a voulu échapper à l’uniformité imposée par le régime se proclamant islamique. « A l’époque, on a voulu imposer l’école artistique d’Al-Wahed (l’unique).
Son fondateur fut le plasticien Mohamad Abdel-Aal, un dévot pratiquant, ouvert d’esprit, qui a renvoyé l’art à Dieu, favorisant les dessins soufis, la calligraphie arabe, les ornementations religieuses et islamiques. Quant à moi, je favorise davantage l’humain et le figuratif », évoque Al-Mur. Comme il a vécu la lutte du peuple soudanais pour sa liberté, il a côtoyé les Egyptiens durant la révolution du 25 janvier 2011.
« C’est vrai que je suis un étranger en Egypte, mais je n’ai jamais eu le sentiment d’être un expatrié. Pendant la révolution, je n’avais pas le droit de manifester, mais je voulais partager la joie et l’enthousiasme du peuple. Par contre, ce que je reproche aux Egyptiens, c’est de reposer sur les gloires et les lauriers d’antan. L’Occident accueille tous les jours de nouveaux émigrés qui se fondent au sein de sociétés multiculturelles, alors que dans nos pays arabes, nous ne vivons que des guerres de sectes, de races et de religions », indique Salah Al-Mur marié à la plasticienne égyptienne Souad Abdel-Rassoul, qu’il a rencontrée en 2009, à la galerie Machrabiya. Deux artistes épris d’art figuratif.
A cheval entre Al-Jarif, sa ville natale, et Le Caire, son pays de résidence, Al-Mur n’a jamais pensé quitter le Soudan pour de bon. Sa nostalgie des petites villes l’emporte, boudant les grandes cités chaotiques, encombrées, où vivent des familles isolées. « Les artistes soudanais sont plus connus à l’étranger que chez eux. Non seulement parce que le Soudan sous-estime le métier de plasticien, mais parce que dans ce pays vaste, le nombre d’habitants est assez restreint. Ceux qui apprécient l’art appartiennent plutôt à l’élite intellectuelle », déclare Al-Mur, qui tient à exposer à l’étranger, tout en continuant à présenter ses oeuvres au Soudan.
« Des amis artistes m’ont tant conseillé d’aller vivre aux Etats-Unis, en Australie ou en Grande-Bretagne. Plusieurs musées internationaux dont le Musée britannique et le Musée des arts modernes d’Al-Sharjah ont acquis mes peintures. Mais je n’ose même pas y penser, car ce serait ma mort », conclut Al-Mur, ce citoyen du Nil, lequel appartient à la diversité culturelle de son bassin.
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