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Hicham Gabr : le maestro rêveur

May Sélim , Lundi, 28 septembre 2015

Compositeur, maestro et directeur du Centre des arts de la Bibliothèque d’Alexandrie, Hicham Gabr se donne corps et âme à la promotion de la musique classique et de la culture au sens large. Sans perdre la foi ni l'espoir, il exprime tout haut ses idées.

Le maestro rêveur
(PHOTO:Bassam Al-Zoghby)
Hicham Gabr vient de participer avec l’orchestre de la Bibliotheca Alexandrina à la septième édition du Festival de la musique clas­sique en Algérie. Sous sa baguette magique, l’orchestre a joué des oeuvres de Tchaïkovski faisant monter l’extase jusqu’à son comble dans les rangs du public. « Il faut bien préciser que la musique classique ne fait pas partie de la musique du monde. Elle n’est pas non plus une musique élitiste. C’est une musique compliquée qui exige un public averti et conscient ayant de l’expérience et de la culture. Cela s’applique au monde entier, et l’Egypte ne fait pas exception à la règle », lance le maestro compo­siteur. Et de souligner : « La musique classique en Egypte est mourante.
L’écrivain Bahaa Taher m’a un jour raconté que dans les années 1960, le public se précipi­tait pour assister aux répétitions générales de l’Orchestre sympho­nique du Caire. A l’époque, l’an­cien opéra égyptien était très actif, les concerts de l’Orchestre sym­phonique se présentaient comme des rendez-vous réguliers très attendus ». La situation est tout autre aujourd’hui, et le maestro, également directeur du Centre des arts de la Bibliothèque d’Alexandrie, déplore cet état des choses. « Après l’incendie de l’ancien Opéra, il n’y avait plus de concerts de musique classique entre 1971 et 1988. On n’a pas fidélisé un nou­veau public. Du coup, le public des concerts symphoniques, ces jours-ci, est relativement âgé.
Il s’agit en fait de personnes qui ont pour la plupart passé leur jeunesse dans les années 1960 à écouter de la musique classique. Si l’on ne parvient pas à attirer les jeunes et les enfants à ce genre de musique en particulier, on finira un jour par donner un concert de musique clas­sique avec personne en salle, rien que des places vides ».
Pour Hicham Gabr, la solution est simple : « Il ne faut pas commencer par Stravinski, mais par Beethoven, Mozart, etc. C’est-à-dire faire écou­ter aux gens des oeuvres qui leur sont plus fami­lières ». Une stratégie de longue haleine ? Gabr l’applique déjà en faisant la programmation du Centre artistique qu’il dirige dans la cité por­tuaire et mythique, et dont le public garde quand même un aspect cosmopolite. Il a organisé en effet des concerts de musique classique pour enfants et a programmé Le carnaval des ani­maux et Peter et le loup, deux petits opéras des­tinés aux enfants, avec un grand succès. « Dans Le carnaval des animaux, chaque instrument correspond à la voix d’un animal. A la sortie du concert, un enfant dit à sa mère en apercevant le flûtiste : Ah voici l’oiseau ! Quelque 1 200 enfants ont assisté au spectacle », raconte le maestro fièrement. Et d’ajouter non sans humour : « J’essaye d’offrir des pots de miel avec du poison à l’intérieur ! ».
De même, pour un concert de musique clas­sique joué par l’orchestre de la Bibliothèque d’Alexandrie, il choisit un morceau simple et familier d’abord puis le fait suivre d’un autre plus compliqué. Ses tactiques commencent à porter leurs fruits, et le public présent est de plus en plus nombreux.
Directeur du Centre des arts de la Bibliothèque d'Alexandrie depuis 2014, Hicham Gabr a été nommé à ce poste, à un moment assez critique, dans le contexte postrévolutionnaire. « A mon arri­vée, la Bibliothèque d’Alexandrie était sous haute surveillance, car il y a eu antérieurement plusieurs plaintes contre son ex-président Ismaïl Séragueddine, l’accusant de corruption. S’ajoute à cela qu’au lendemain de la révolution et vu la tension politique, les acti­vités du centre étaient plus ou moins suspendues. Son ex-direc­teur, Chérif Mohieddine, égale­ment compositeur et chef d’orchestre, avait quitté, et toute l’équipe déprimait ».
Gabr retrousse alors ses manches, et a mis en place une stratégie pour doter son centre d’une identité propre. Il suit une formation en gestion culturelle aux Etats-Unis, pour ne rien laisser au hasard. « Etant donné que je faisais partie de la scène artistique égyptienne, je connaissais déjà les complaintes des artistes et leurs problèmes, notamment avec les organisateurs des diverses manifestations. C’est toujours facile de blâmer autrui, au lieu de trouver une solution à ses problèmes », explique le directeur et artiste, vivant entre Le Caire et Alexandrie.
Avec un emploi de temps très surchargé, abon­dant de concerts, de voyages et de problèmes administratifs, il s’excuse souvent auprès de sa femme et de sa fille, Amina, une pianiste en herbe. « Depuis que je travaille à la Bibliotheca Alexandrina, je suis devenu un visiteur, chez moi, au Caire. Je n’aide plus ma femme au foyer, comme avant. C’est elle qui s’occupe de tout. D’ailleurs, je sais très bien que sans elle, je n’aurais rien fait », dit-il en signe de reconnais­sance envers son épouse qu’il aime dès leur première rencontre en 1995.
Depuis son âge tendre, Hicham a été le petit chanteur de la maison. Son père, l’activiste de gauche Ismaïl Gabr, l’a encouragé à étudier la musique. « Il m’accompagnait souvent, depuis chez nous à Madinet Nasr jusqu’à la rue Haram pour assister aux concerts de la chorale des petits que tenait Ratiba Al-Héfni, à la salle Sayed Darwich. Mon père était aussi nouvel­liste, écrivain et homme politique. Il faisait plein de choses, mais n’a jamais réussi à faire de la musique. Donc, il voulait à tout prix que je réus­sisse à en faire moi-même ».
Durant le test d’admission au Conservatoire du Caire, on a décidé que le petit Hicham Gabr fasse du violon. « La catastrophe. Un échec complet. Le son produit par le violon me blessait l’oreille. Je trouvais qu’il manquait d’harmonie … C’était une vraie dissonance. Je ne le supportais pas, et du coup, j’ai refusé de jouer à cet instrument ». Le petit a alors ensuite choisi de faire de la flûte. « Je ne sais pas trop pourquoi, mais je crois qu’à cette époque, j’ai senti que la flûte ressemblait à ma voix ».
Flûtiste, chanteur, étudiant au Conservatoire, le musicien n’a pas tardé à rejoindre l’Orchestre sym­phonique du Caire. « C’était un an avant de recevoir mon diplôme. J’ai joué les oeuvres de Muller avec Inès Abdel-Dayem et Mohamad Hamdi, les meilleurs flûtistes d’Egypte. J’étais terrifié ».
Gabr chantait aussi en anglais dans des hôtels et animait de petits concerts uniquement pour le plaisir. « J’ai perdu la voix. Je ne fredonne même plus une chanson. La voix est un instrument fragile qu’on doit toujours soigner. Il ne faut pas crier, s’énerver … ce qui n’est jamais possible pour mon boulot », avoue-t-il.
Conduire un orchestre n’a jamais été son rêve. Pourtant, il a une baguette magique. « Au fond, en jouant avec l’orchestre ou en studio, j’avais l’impression que si c’était moi qui conduisais les autres musiciens, j’aurais pu faire mieux. C’était juste une sensation que j’avais et je n’ai rien fait pour la concrétiser au prime abord ». Mais un jour, le hasard lui a joué un tour. Le maestro Ahmad Al-Saïdi organisait un stage de conduite orchestrale en 2002. Et c’est lui qui a insisté à ce que le jeune flûtiste participe à cette formation. « Tu es un maestro mais tu ne le sais pas encore ! », lui avait-il dit. « Je ne savais pas ce qu’il a vu en moi, mais le stage était intéressant et assez fructueux ». Gabr a été sélectionné, en fin de stage, comme l’un des meilleurs maestros du groupe. « Lors d’une répé­tition dans le cadre de ce stage de for­mation, j’ai tenu la baguette pour la première fois. J’ai fait signe à l’or­chestre et ensuite je me suis arrêté. J’avais l’impression d’être Moïse qui a divisé la mer d’un coup de bâton. Je suis tombé amoureux de la direction orchestrale ». En septembre de la même année, Hicham Gabr a conduit l’Or­chestre symphonique du Caire dont il a été l’un des musiciens flûtistes. « Il faut bien comprendre que l’orchestre est une créature sauvage et cruelle. Les musi­ciens, dès les premières secondes, peu­vent juger le maestro à qui ils font face. J’étais à leur place et je sais très bien comment les choses se passent dans ce genre de situation ».
Des yeux pleins de doutes et de ques­tionnements entourent le maestro dans la fosse d’orchestre. Qu’est-ce qui pousse les musiciens à suivre un nouveau chef ? La réponse : l’appréciation, celle du public, mais aussi des musiciens. Et Gabr l’a bien méritée. Il a également quelque 11 bandes sonores à son actif, composées pour des films égyptiens dont Kachf Héssab (inventaire) et Adrénaline. « Au cinéma, il faut que la musique ait un rôle drama­tique, sinon elle n’a aucune importance », lance-t-il.
En 2009, il compose la comédie musicale Praxa, donnée au Caire et à Mascate. Puis, récemment, il a donné à Milan la deuxième ver­sion de son opérette Ibn Battouta. « Ibn Battouta fut créée pour célébrer deux événements impor­tants à Bahreïn : la nomination d’Al-Manama comme capitale culturelle arabe et l’inaugura­tion du Théâtre national. En 2013, elle a été conçue comme un simple spectacle. Ensuite, en 2015, j’en ai fait une version plus élaborée, donnée d'abord à Mascate. Nous avons des scènes empruntant à la musique du Maghreb, une autre de l’Egypte, une troisième rappelant plutôt les pays du Levant et une dernière réser­vée aux pays du Golfe.
Cette opérette est celle qui se rapproche le plus parmi mes oeuvres de la musique arabe, alors que je suis de par ma formation plutôt classique et occidental ».
Gabr a approché la musique arabe dans son concerto pour la guitare et le luth. « Un ami argen­tin, Sergio Buccino, m’a incité à composer quelque chose pour la guitare. J’ai longtemps refusé. Mais quelque temps après, j’ai commencé à rédiger une musique alliant la guitare et le luth ». Le compositeur y propose une réconciliation entre l’Orient et l’Occident, sous le titre : « Vers un nouveau monde ».
« Je l’ai écrit sous le régime des Frères musulmans. J’avais l’impression que la vie artistique en Egypte agonisait et que tout allait être prohibé : l’opéra, la musique, le ballet, etc. Ils avaient un plan bien déterminé pour qu’on soit complètement isolé du monde extérieur. Mon concerto pour le luth et la guitare était juste un moyen de préserver le lien avec l’Autre », souligne Gabr. Et d’ajouter : « Tous mes plans pour faire l’équilibre entre mon tra­vail de directeur du Centre des arts et ma mis­sion d’artiste sont complètement ratés. Mais si un jour j’ai un choix à faire, j’opterai pour le côté artiste sans doute ». Le maestro rêve à haute voix, avec les yeux grand ouverts : « C’est le moment de composer une oeuvre sym­phonique, mais j’ai besoin d’un peu de temps », conclut-il.
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