Peu nombreuses sont les réalisatrices ayant réussi à se forger une voie dans le cinéma mondial. Mais encore beaucoup plus rares sont les cinéastes arabes à défendre les causes de leur peuple et de leur nation. La Libanaise Joana Hadjithomas s’avère être parmi ce groupe limité.
Dans les locaux de la section Cinéfondation au dernier Festival de Cannes, la réalisatrice débordait d’activité. Sa présence a été plutôt remarquable comme membre du jury de cette catégorie dédiée aux courts métrages. « C’est l’une de mes expériences les plus précieuses d’être sélectionnée pour assumer ce rôle, et d’avoir cette chance de déguster et d’évaluer un éventail de productions internationales dans le domaine des courts métrages », souligne Joana Hadjithomas.
Réputée pour son style cinématographique expérimental et révolutionnaire, ses oeuvres — toutes signées avec son époux et cinéaste libanais Khalil Joreige — n’ont pas pour but de divertir, mais plutôt d’inviter à méditer et discuter des thématiques et problèmes profonds. « Dès mon enfance je me suis habituée à réfléchir et à observer tout ce qui m’entoure. Un raisonnement à l’origine de mon style artistique : traiter les sujets différemment en suivant mes points de vue et les éléments ressentis ».
Avec une cinéaste comme Joana Hadjithomas, on se prend à vouloir chanter la pensée autant que l’oeuvre, à raconter son parcours avec ses ouvrages, tant ceux-ci sont les éléments expressifs d’une vraie militance. Un serment au service de maintes causes humaines mais aussi politiques, celles de son pays, le Liban, avec un dynamisme presque philosophique pour s’y plonger à l’extrême, opposant à la brutalité des situations la délicatesse des images.
Elle franchit à travers son cinéma l’identité libanaise, voire arabe, ainsi que le présent de sa patrie tiraillée entre un passé instable et un futur prometteur.
Mise au monde en 1969 dans la capitale libanaise, Beyrouth, la petite Joana a donc grandi pendant la première guerre du Liban. Inspirées de son vécu personnel, ses fictions ne s’éloignent pas des conceptions personnelles sur la relation entre l’Histoire et le quotidien des âmes humaines sous le joug des conflits politiques ou même idéologiques.
« J’ai passé une enfance simple et modeste, bordée de plusieurs circonstances incommodantes : une société sous le feu et en conflit, enfermement obligatoire, des moyens d’expression assez restreints à l’époque. C’est pourquoi le départ pour Paris a été une solution dorée », se souvient-elle.
Et puis il y a des rencontres particulières dans une vie. Celle de Joana avec Khalil Joreige fait partie de celles-là. Les deux époux-collègues travaillent ensemble depuis des années.
Charmée très tôt par l’image et le monde d’art, Joana décide d’y aller par le côté amateur. Titulaire d’un DEA de lettres modernes de l’Université de Paris-Nanterre, c’est toutefois le septième art qui fait appel à la jeune cinéphile rebelle. « Ni Khalil ni moi n’avons fait des études de cinéma ou d’arts plastiques, raconte Hadjithomas. J’ai étudié les sciences politiques, la littérature et un peu de théâtre, et lui a étudié la photo et la philosophie. Nous ne sommes donc pas nés en connaissant notre destination cinéma ». Et de poursuivre : « Nous avions depuis toujours un intérêt pour les images. Khalil faisait de la photo très jeune, alors que moi j’écrivais beaucoup pendant ma jeunesse. Toutefois, on a eu très tôt envie de travailler ensemble, ce qui n’est pas fréquent au début des carrières, mais ce qui nous a aidés c’est que notre travail n’est pas séparé de notre vie ».
Très tôt, le tandem de jeunes artistes commence à travailler entre le film, la vidéo et l’installation, de façon assez simple et intuitive.
« Dans mon travail, rien n’a précédé l’autre. Pendant qu’on écrivait notre long métrage Autour de la maison rose, on faisait beaucoup de photos à cette époque dans le centre-ville de Beyrouth. Ça a toujours été fait de paire. On a commencé notre travail cinématographique avec un projet de long métrage, qui était au début un texte puis il s’est vite transformé en scénario ».
C’était ainsi qu’ils ont écrit et réalisé Faute d’identités, un premier petit court métrage en 1996, suivi trois ans après de leur premier opus Autour de la maison rose, premier long métrage fiction en 1999.
En mettant en scène l’inutile résistance de deux familles de réfugiés habitant une même maison antique — la maison rose — face au capitalisme qui désire démolir la maison dans le but de la remplacer par un centre commercial hypermoderne, les réalisateurs signent un film émouvant sur l’inexorabilité de l’oubli pour survivre et avancer.
Navigant toujours dans la même orbite idéologique et personnelle, celle de la patrie pendant et au lendemain des secousses politiques et militaires, leur film Wonder Beirut, dont la préparation et le tournage ont eu lieu entre 1997 et 2004, était une façon différente d’inscrire le conflit libanais sur des cartes postales nostalgiques. « Les films et les images qu’on fait essaient d’engendrer un temps d’arrêt ; une pause pour assimiler et digérer ce qui s’est passé au Liban ». Pour elle, faire des films sur sa patrie est synonyme de franchise.
« Je fais des films très personnels qui me ressemblent, qui sont proches de ma vie. Je tourne toujours dans des endroits que je connais très bien, la maison où je vis, les rues que je traverse tous les jours. Je suis libanaise et mes films sont jusqu’à maintenant très beyrouthins, forcément. Ce qui se passe à Beyrouth m’obsède, étant donné que ce sont des faits de ma vie, de mon quotidien et de mon avenir que je discute avec le public sur l’écran ».
D’une oeuvre à une autre et d’un succès à une expérimentation, Beyrouth reste l’espace qui hante Joana et son coauteur et producteur Khalil Joreige. Que cela soit A Perfect Day (un jour parfait) ou Khiam (camps), c’est la sociopolitique qui règne dans les pellicules signées Hadjitomas/Joreige.
Mais reste leur long métrage fictif au goût documentaire, Je veux voir, constituant leur grand sacrement. Interprété par Catherine Deneuve et sélectionné en 2008 dans la compétition cannoise Un Certain Regard, le film a réussi à porter bonheur et notoriété à Joana et à toute son équipe de travail.
« Au moment de la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Liban, nous étions en France, et nous devions rentrer le lendemain. Toutefois, l’aéroport était fermé et nous ne pouvions plus aller au Liban. Nous sommes donc restés en France et nous avons vu cette guerre sur les écrans de télé. Les images montrées nous ont vraiment troublés, car il s’agissait d’images très dures. Après cette guerre, nous nous sommes demandé : Que peut faire le cinéma dans l’actuel humain ? Quel genre de film peut-on faire maintenant ? De là est née l’idée de Je veux voir ».
Elle a travaillé avec l’icône française Catherine Deneuve. « Ce qui était extraordinaire en elle, c’était le fait qu’elle s’engage dans un film artistiquement dangereux, constate Joana. Deneuve n’avait pas le scénario, elle ne savait pas exactement ce qui se passait avant de tourner la scène. Toute l’idée du film était de rester très ouvert et d’accepter l’accidentel durant le tournage. Le film avançait un peu comme une expérience : à chaque fois, on posait un cadre et on attendait de voir ce qui allait se passer ».
Un style de travail intuitif, difficile lorsqu’il s’agit de travailler à deux.
« Cela fait très longtemps que nous nous connaissons, Khalil et moi, que nous vivons ensemble, nous vivons les mêmes choses, lisons les mêmes livres, nous avons donc beaucoup de choses en commun, mais nous avons des fonctionnements très différents et nous appréhendons les choses de manières très différentes ». Et de préciser : « En travaillant, nous ne nous divisons pas les tâches, dans le sens qu’elles ne sont pas prédéfinies et précises d’avance. Nous essayons par contre de ne jamais avoir le sentiment d’accorder quelque chose à l’autre ; nous écrivons ensemble et préparons beaucoup avant de tourner. De même, nous travaillons beaucoup dans l’affrontement d’idées, ce qui ressemble au fait d’unifier deux individualités différentes ».
Ils sont également auteurs-concepteurs d’installations photographiques et vidéo. Pour Joana Hadjithomas, la pratique artistique ouvre la voie à une certaine profondeur dans la pratique cinématographique, et la pousse à aller au bout des choses et à raconter des histoires autrement.
« Le cinéma et le monde de l’art sont deux territoires très distincts. Nous avons voulu les rassembler dans des projets et des expositions d’arts plastiques afin de nous exprimer encore plus fortement. Pendant l’écriture d’un projet par exemple, un accident peut survenir qui va donner lieu à une interprétation, soit à travers une installation photographique ou bien un film de cinéma. Pour moi, une pratique nourrit l’autre ».
Avec 9 films à son actif, Joana Hadjithomas ne cesse de gagner du terrain sur la scène cinématographique tant régionale qu’internationale. De nouveaux projets ?
Bien sûr. Et pour elle, le Liban sera toujours le héros.
Jalons
1969 : Naissance à Beyrouth.
1999 : Projection de son premier film Autour de la maison rose.
2003 : Sortie de son premier court métrage, Cendres.
2008 : Sélection de son film Je veux voir au Festival de Cannes.
2015 : Membre de jury à la Cinéfondation.
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