Elle voulait être journaliste. Elle a fini dans le domaine de la recherche sociopolitique. Quelque part, les deux se rejoignent à la base dans l’objectif d’observer les choses, les analyser et les transmettre. « Quand je suis arrivée en France, je suis allée voir le département d’orientation à l’université et j’ai dit à la dame que je voulais être journaliste, elle m’a dit que j’étais très jeune pour être journaliste. Mais de manière générale, les journalistes font des études, soit en droit, soit en économie, et après, ils deviennent journalistes, donc, je me suis inscrite en droit à Paris I », relate Sarah Ben Nefissa. Légère, fraîche et dynamique, elle véhicule une forte énergie positive autour d’elle.
C’est son père médecin qui l’a envoyée en France « parce que il y a fait ses études, et pour lui, faire des études supérieures signifiait aller en France ». L’enfance de Sarah a été dictée par les impératifs de travail de son père, et c’est ainsi que la native de Tunis a passé sa première enfance dans un village tunisien à 30 km de la capitale, où son père officiait comme médecin de campagne. « J’étais dans une école française. Puis on est retourné à Tunis, et là, j’ai intégré une école de soeurs ».
Vivre entre deux rives pousse toujours à une vision plus large. C’est pour cela peut-être que le droit ne pouvait lui suffire. « En faisant du droit, j’ai vite compris que c’était limité comme manière d’aborder les choses. J’avais envie de trouver quelque chose qui intègre le phénomène juridique dans un ensemble plus vaste, dans le social si je puis dire. Donc, au niveau de mon DEA, il y avait à l’époque le laboratoire d’anthropologie juridique de Paris I, et c’était un laboratoire consacré à l’Afrique subsaharienne. Mais le fait qu’il fasse de l’anthropologie et de la sociologie juridique m’intéressait ».
Connaître les mécanismes, les comprendre, les décortiquer pour élargir encore plus le champ visuel concernant ce monde arabe, c’est ainsi que Sarah Ben Nefissa, au fil des essais, des livres, et des conférences et séminaires, sonde les réalités.
C’est dans cet esprit qu’elle entame son premier contact avec l’Egypte. « Je suis arrivée en Egypte en 1990, c’était la date de ma première affectation. C’était en réalité liée à un poste de chercheur à l’Institut de Recherches pour le Développement (IRD). C’est l’institution qui m’avait demandé de travailler sur l’Egypte alors que j’ai fait ma thèse de doctorat sur la Tunisie. Et je me destinais à travailler sur la Tunisie. Evidemment, l’intérêt pour l’Egypte en tant que tunisienne ou maghrébine est beaucoup plus ancien. Pour les Maghrébins aussi bien que pour l’ensemble du monde arabe, l’Egypte a une place spéciale. Ce poste me permettait de venir dans un pays que je connaissais pratiquement déjà. Et je crois que pour les Maghrébins, qui ont quand même une culture française très importante, l’Egypte a une dimension supplémentaire. Les Maghrébins qui s’installent en Egypte jouent ce rôle de passeurs entre deux mondes. Et donc, nous arrivons à faire le lien et à essayer de faire comprendre aux Egyptiens la manière de réfléchir des Français, et vice-versa, on arrive à faire passer à un public large de Français la manière de réfléchir et de penser des Egyptiens. Et c’est là notre force. Nous sommes également dans un pays qui est important pour nous sur le plan personnel et en même temps un pays qui accueille très bien les Arabes, pas seulement les chercheurs ».
Et c’est ainsi que ses confrères chercheurs égyptiens l’ont accueillie comme l’une des leurs. « L’IRD, comme vous le savez, travaille en collaboration avec les centres de recherches locaux, notamment le Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, dont notamment l’ancien directeur, Sayed Yassin, et le chercheur Nabil Abdel-Fattah, m’ont donné les clés pour la compréhension de l’Egypte ». Elle avait ensuite à savoir ouvrir les portes. « J’ai mis du temps à comprendre la manière de penser en Egypte parce que j’ai vécu en France, et du coup, je m’étais éloignée même de la Tunisie. Mais je n’ai pas eu de grandes difficultés dans ce parcours de compréhension. C’est peut-être lié à ma personnalité, je suis assez souple de caractère, donc j’arrive à me frayer un chemin à travers des écueils ». C’est là justement son atout : avoir du caractère sans aucun signe ostentatoire. D’où la souplesse.
En tant que représentante en Egypte de l’IRD, elle a l’occasion d’intervenir avec son équipe directement sur le terrain « C’est une institution spécialisée dans l'étude des pays en voie de développement, en ce sens, elle est unique en France et en Europe. Les chercheurs de l’IRD ne travaillent que sur les pays en voie de développement. La philosophie est de choisir des thèmes de recherche selon la demande du pays. C’est le cas en Egypte. On a travaillé sur des projets avec le ministère égyptien de la Recherche scientifique. Et nous faisons nos études avec les chercheurs égyptiens ».
Apparemment, son choix primaire pour le journalisme est resté quelque part au fond d’elle, et puis cette énergie qui l’anime la pousse toujours vers l’étude des réalités changeantes. Ses travaux sur les mutations sociales et politiques dans le monde arabe suivent de près l’actualité brûlante. Avant même le Printemps arabe, elle s’est penchée sur les mouvements de mobilisation et de protestation sociale et politique en Egypte, en Tunisie notamment, c’est ainsi qu’elle a dirigé un livre paru en 2011, Protestations sociales, révolutions civiles : transformation de la politique dans la Méditerranée arabe. « J’ai commencé à préparer cet ouvrage en 2009 … et au moment où c’était bouclé … les révolutions éclatent ... ».
Un livre qui met en lumière les mutations qui traversent les sociétés arabes pour donner des clés de compréhension dans une partie du monde que l’on croyait vouée à la stagnation et perturbée uniquement par les revendications islamistes.
« Quand j’ai commencé ma thèse, c’était début 1980. C’était le début de la révolution iranienne et il y avait cette revendication islamique qui était montée pas seulement en Iran, mais également dans les pays arabes, et ça posait une intrigue par rapport à l’opinion publique. Je crois que l’un des apports principaux de ma thèse de doctorat a été justement de dire qu’il faut distinguer entre deux registres de discours sur la loi islamique. Il y a le discours juridique et il y a également un discours politique. Or, la revendication de la loi islamique est en réalité un discours politique. Quand on revendique la loi islamique, on dit au pouvoir constitué : vous n’êtes pas légitimes vu que votre législation n’est pas légitime et notre revendication légitime est la loi de Dieu. Et là, c’est un discours politique. Il y a aussi dans cela un discours identitaire d’un retour à l’identité par rapport au pouvoir en place et par rapport à l’Occident ».
Et le sacré dans tout cela ? « Les sociologues du droit islamique le savent parfaitement. Cette loi islamique présentée comme immuable, intangible dans la réalité, elle n’est pas comme ça. Elle est une production humaine, et la fonction même des juristes musulmans avant la fermeture de la porte de l’ijtihad c’est justement d’adapter cette loi islamique aux changements. Et c’est ce qu’a fait Bourguiba, il a rouvert les portes de l’ijtihad en disant : je me place à l’intérieur de la législation islamique en fonction des changements sociaux, et l’un des principaux changements sociaux était la question de la femme ».
La Tunisie, qui a gagné du terrain dans ce domaine, risque-t-elle de faire marche arrière ? « Dans la réalité, le mouvement Ennahda a gagné les premières élections, donc cela a alimenté une certaine forme de retour à la loi islamique, mais on s’aperçoit que ce retour à l’identité islamique ne semble pas contradictoire avec la volonté de sauvegarder les acquis de la femme tunisienne. Ce n’est pas un hasard si le mouvement islamique en Tunisie a reculé sur la charia. Il pensait pouvoir l’insérer dans la Constitution, mais il n’a pas réussi parce qu’il avait affaire en face de lui à une société qui avait changé par les réformes de Bourguiba ».
Imbibée de deux cultures, elle propose toujours un regard plus approprié à la réalité des choses dans cette rive sud de la Méditerranée. Sur le cas égyptien, elle note cette volonté de retour à l’Etat, et de retour à l’ordre. « Les gens sont fatigués, et cette question de retour à l’Etat du point de vue de la sociologie politique des Egyptiens est cruciale. Les Egyptiens sont très attachés à l’Etat et également à l’armée, et c’est cela que n’arrivent pas à comprendre les Occidentaux. Il y a une relation entre les Egyptiens et leurs forces armées qui est différente de celle que peuvent avoir les Occidentaux avec les leurs. Et qui est différente également de celle des Tunisiens avec leurs forces armées. Cet attachement des Egyptiens à leur armée remonte à l’époque de Nasser, et certains l’ont fait remonter à avant, également à cause des guerres qu’ont vécues les Egyptiens avec Israël, ce qui fait que n’importe quel Egyptien a dans sa famille quelqu’un qui a fait la guerre ou qui est militaire. La situation régionale conforte ce retour à un Etat fort. Et c’est là où les Frères musulmans ont échoué ».
Selon Ben Nefissa, les Frères musulmans n’ont pas compris cette notion d’Etat, car pour eux, la réforme politique et sociale commence par la réforme religieuse et morale de l’individu. « La deuxième chose est qu’ils véhiculaient l’idée que les Egyptiens ne sont pas de vrais musulmans, or, vous tombez sur une société qui a une large pratique religieuse, qu’est-ce que vous voulez islamiser de plus ?! Quand on est en Europe, on a du mal à comprendre ce qui s’est passé le 30 juin. Il faut avoir vécu ici pour comprendre. On a affaire à un phénomène très complexe. Il y a eu un phénomène de discrédit, y compris dans leur électorat, à cause de l’ensemble des erreurs politiques qu’ils ont commises. On peut dire que les Frères musulmans ont fait des calculs politiques complètement erronés. Ils n’ont pas perçu l’état du rapport de force entre eux et les autres. Ils sont tombés dans leur propre piège, à savoir la moralisation de la politique ». Sont-ils complètement finis ? « Pour revenir sur la scène, il faut à tout prix qu’ils revoient leurs fondamentaux ».
Pour l’oeil analyste de la chercheuse avec la chute de « la maison mère » des mouvements islamistes, à savoir la confrérie des Frères musulmans en Egypte, « c’est évident qu’on est dans le déclin, que cela va prendre du temps et prendre des expressions violentes, notamment avec Daech et le salafisme ». Et en même temps, il y a, malgré les déceptions, « les révolutions silencieuses qui sont autant politiques, culturelles que sociales. Il y a des tabous qui sont en train de tomber. Il suffit de lire le journal Al-Maqal et ce qui s’y écrit sur la révolution religieuse. Je ne sais pas si un journal pareil aurait pu exister, il y a quelques années. Il y a une politisation extraordinaire de la population en Tunisie et en Egypte ».
Jalons :
2002 : Parution de « Pouvoirs et associations dans le monde arabe » (CNRS).
2005 : Parution de « Vote et démocratie dans l’Egypte contemporaine » (édition Karthala).
2011 : Parution de « Les dynamiques sociales et politiques paradoxales de la promotion de la société civile en Egypte » (édition La découverte).
2011 : Publication de « Protestations sociales, révolutions civiles : transformation du politique », dans la Revue du tiers monde, Hors série.
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