Au théâtre, elle n’est plus la même personne qu’on côtoie dehors. La chorégraphe et danseuse algérienne qui vit en France, Nacéra Belaza, ôte sa personnalité de tous les jours et laisse de côté son tempérament agité et hyperactif pour nous inviter à partager son aventure mystique sur scène.
Au Caire, précisément au théâtre Al-Falaki, dans le cadre du festival D-Caf en avril dernier, Belaza a dansé, offrant au public des moments de rêve avec deux créations La Nuit et La Traversée.
« Souvent, je propose aux organisateurs de festivals de combiner deux ou trois pièces de mon répertoire. J’ai toujours jugé que la représentation d’une seule pièce, même assez longue, ne provoque pas le même attachement chez le public, celui-ci baigne plus dans l’ambiance de la danse quand il regarde deux spectacles d’affilée. Il y a quelque chose qui se renouvelle au fond de son âme. Le spectateur devient alors plus disponible et cette disponibilité lui permet encore plus d’implication dans la seconde pièce », explique Belaza.
Dans La Nuit, Nacéra Belaza danse en solo. Ses mouvements naissent lentement dans le noir et s’inspirent d’une musique que l’on entend à peine. Petit à petit, la lumière jaillit et la musique va crescendo. Les mouvements s’accélèrent. Tout va en augmentation, puis l’on revient au point de départ. Le voyage en solo, mystique et sobre prend ainsi fin, faisant place au second spectacle La Traversée qui s’ouvre toujours dans le silence et dans le noir. « C’est la première fois qu’on danse ces deux spectacles ensemble. La Nuit a été donné à Avignon en 2012. Et La Traversée, à Lyon en 2014. Il y a un rapport organique entre toutes mes créations, c’est un travail qui s’enchaîne, une continuité. En fait, quand j’ai créé La Nuit en 2102, j’ai senti à la fin une sorte d’amplitude, d’ouverture dans l’espace. C’est le point de départ de La Traversée. Une création introduit une autre et ainsi de suite », explique Belaza.
La chorégraphe s’attarde sur tous les détails de son spectacle. Elle avoue : « Je commence toujours par le corps. Je sculpte quelque chose dans le corps comme si je travaillais une matière quelconque. Après c’est l’éclairage et le son. La lumière et le son doivent s’adapter à l’écriture le plus pertinemment possible. Je veux engendrer une unité entre tous ces éléments », dit-elle, tout court.
Dans ses créations, il n’y a rien de spectaculaire. Elle cherche plutôt à transporter le public dans son univers et à l’y impliquer. « Je ne cherche pas la sobriété en soi, mais en fait, je ne veux rien ajouter d’artificiel. Je ne crée pas pour l’oeil, je crée pour la mémoire profonde. Tous les artistes peuvent raconter des choses et transmettre des messages. Mais moi, mon souhait c’est d’amener le spectateur à une sorte de contemplation. C’est le lien le plus important qu’on puisse avoir avec lui ».
Elle invite les autres danseurs à adopter ses idées et bien capter l’esprit de sa chorégraphie. Elle leur répète souvent : « Si vous ne déployez pas votre intérieur, si vous ne devenez pas une incarnation du vide, si vous ne donnez pas un espace à l’imaginaire, vous n’allez pas pouvoir donner ce spectacle ». Selon la chorégraphe, il y a toujours un travail sur l’intériorité des danseurs qui doit s’effectuer avant de se lancer dans la création.
Nacéra Belaza est assez exigeante. Ses spectacles ont beaucoup de rigueur. Elle danse pour faire dire à son corps toutes les contraintes du quotidien. Elle a aussi besoin de créer son monde parallèle à la vie quotidienne, un monde où elle retrouve son salut. « J’en ai besoin. C’est vital pour moi, afin d’avoir le courage d’affronter tout le reste ».
Belaza a toujours dansé clandestinement dans sa chambre, quand elle était au lycée ou encore à la faculté. Dans sa famille, les préjugés vis-à-vis de la danse étaient assez frustrants. « Mes parents se sont installés en France sans jamais s’ouvrir à l’Occident. Ils continuent à vivre comme en Algérie ». La mentalité et les traditions arabes s’imposaient du coup.
La jeune Nacéra a fait des études de lettres à Reims. « Je me souviens bien d’un professeur qui nous disait souvent : Méfiez-vous des livres que vous lisez facilement ». La jeune étudiante suit bien le conseil. C’est cet esprit analytique et critique qui l’a menée à créer des spectacles profonds, qui ne cherchent pas simplement à plaire. « Ce n’est pas une question d’aimer ou de ne pas aimer ; l’art est conçu pour marquer », lance-t-elle.
Autodidacte en matière de chorégraphie, elle développe sa propre approche. Elle a commencé par danser chez une amie, puis se fait remarquer par le directeur du Centre des arts de Reims. Ainsi, elle a continué à étudier et à faire de la danse, avant de créer une troupe et d’être payée pour ses petites représentations. En 1989, la jeune chorégraphe, bien qu’elle ait été soutenue par la ville de Reims et par le ministère de la Culture, a décidé de s’installer à Paris pour mieux s’adonner à la danse. Et s’est inscrite au programme du Centre national de la danse, pour se lancer de plain-pied dans sa carrière professionnelle.
D’habitude, Nacéra danse seule ou avec sa soeur Dalila. Quelques spectacles exigent la présence de plusieurs autres danseurs, mais elle avoue : « Au départ, j’ai travaillé pendant six ans avec une danseuse, puis avec trois ou quatre filles. Mais j’ai toujours préféré ma soeur Dalila avec qui je danse depuis 20 ans. C’est toute une vie, une belle expérience que nous partageons ».
Très jeune, elle passait les vacances d’été en Algérie. Ses proches ne l’ont jamais vue danser sur scène. Il fallait attendre l’an 2001 pour que Nacéra s’introduise en Algérie comme artiste et chorégraphe professionnelle ; elle présente son art comme un pont de dialogue entre sa terre d’origine et sa terre d’adoption, où elle anime plusieurs ateliers de danse contemporaine et de chorégraphie, destinés notamment aux jeunes. En octobre 2013, elle crée le festival Le Temps dansé, une manifestation annuelle en Algérie consacrée à la danse.
Entre les deux rives, elle reçoit des réactions très diverses vis-à-vis de son travail. « Dans le monde arabe, le public est impatient mais curieux. Même s’il s’ennuie, il va garder sa place jusqu’au bout pour voir à quoi vont mener ces corps qui tournent. Je mise sur la curiosité du public ». Quant aux Français, certains apprécient le spectacle et d’autres le rejettent d’emblée. S’agit-il pour eux d’une chorégraphie exotique ? Nacera Belaza rejette ce genre de classification. « Les Français ont essayé au début de me coller une étiquette, mais finalement mon travail ne peut pas être rangé dans une catégorie. Aujourd’hui, ils n’osent plus le faire », dit-elle, sur un ton victorieux. Elle a un peu pris l’habitude des commentaires du genre : « Il n’y a rien dans ce spectacle, c’est du vide ». Or, c’est justement dans le vide que Nacéra creuse sa chorégraphie. « Le public a toujours peur du vide, du silence, de la mort. Il a absolument besoin de voir quelque chose qui lui fait oublier toutes ses peurs », dit-elle. Elle trouve « morbide » ce désir de voir une chose éclatante, même sans fond, alors que dans la vie, le plus difficile c’est souvent le plus profond.
Une chorégraphe, une philosophe ou encore une soufie ? Belaza précise sur son site personnel : « Un vide inattendu qui comble toutes nos attentes …, voilà ce qui pourrait être finalement mon propos, ce que j’ai poursuivi à travers tous mes spectacles, sculpter ce vide, lui donner corps, le rendre palpable, le partager et enfin le laisser se dissoudre dans l’espace … ». Sa nouvelle création est prévue pour 2016.
Jalons :
1969 : Naissance en Algérie.
1973 : Immigration en France avec sa famille.
1989 : Fondation de sa troupe de danse.
2008 : Prix de la révélation chorégraphique de l’année, décerné par le Syndicat de la critique théâtre, musique et danse pour sa pièce Le Cri.
2013 : Organisation du festival Le Temps dansé en Algérie.
2015 : Chevalière de l’ordre des Arts et des Lettres, décerné par le ministère de la Culture français au début de l’année.
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