Al-Ahram Hebdo : Quelles constatations faites-vous à propos du récent attentat à Al-Arich ?
Ahmad Ban : C’est alarmant. Cet attentat prouve une fois de plus que les djihadistes du Sinaï sont loin d’être hors d’état de nuire, à l’encontre des prédictions de certains qui avaient annoncé que l’Egypte serait rapidement libérée du terrorisme. De facto, ces groupes terroristes ont réalisé des progrès opérationnels et disposent de capacités techniques et organisationnelles avancées. Le fait qu’ils aient utilisé une voiture piégée, des kamikazes, des bombes et des armes lourdes témoigne d’une opération de haut niveau. Les djihadistes égyptiens ont acquis cette expérience de combattants étrangers qui se sont infiltrés dans le Sinaï.
— A quoi est due cette résurgence subite du terrorisme dans le Sinaï ?
— Ce n’est pas subit. Les problèmes fondamentaux du Sinaï remontent à des décennies, et le terrorisme y est resurgi depuis les années 2000. Mais ce sont les troubles qu’a connus le pays depuis 2011 et les révolutions dans les autres pays qui ont laissé la situation dégénérer. L’instabilité du Sinaï est claire depuis 2005, date à laquelle ces groupuscules islamistes radicaux s’y sont installés. Cette période coïncide aussi avec l’installation du Hamas dans la bande de Gaza. Le Sinaï s’est alors transformé en poumon de la bande de Gaza. De vastes circuits de contrebande, notamment pour les armes, se sont mis en place.
Plusieurs autres facteurs ont aussi contribué à transformer la péninsule à ce sanctuaire djihadiste. La nature géographique du Nord-Sinaï, qui est une combinaison de montagnes désertiques élevées et de plaines côtières habitées, rend cette région propice pour abriter des bandes terroristes et complique la tâche de l’armée. Le contexte régional a lui aussi largement contribué à l’émergence de cette vague de terrorisme. La réussite de Daech en Iraq et en Syrie a donné de l’élan aux groupes terroristes en Egypte. Leur rêve de fonder un émirat islamique est, pour eux, sur le point de se concrétiser. La chute des régimes dictatoriaux a laissé un grand vide sécuritaire dans la région, permettant l’émergence de ces groupes terroristes en lien avec la Libye, la bande de Gaza et le Soudan. Mais c’est surtout la situation en Syrie qui est inquiétante, car elle attire des djihadistes de nationalités différentes : Tunisiens, Libyens, Palestiniens, Arabes ou Afghans qui transmettent aux groupes égyptiens des idées takfiristes.
— Qui sont exactement ces groupes terroristes du Sinaï ?
— Plusieurs groupes armés, plus ou moins identifiés, sont établis dans le Sinaï. Il y a des djihadistes, des militants du Hamas ou encore des réseaux mafieux qui mènent divers trafics illicites. Certains d’entre eux sont des djihadistes étrangers ayant des liens avec le chef d’Al-Qaëda. Il existe aussi quelques résidus de groupes djihadistes des années 2000 dont le retour a été favorisé par l’instabilité sécuritaire et politique.
Si la Gamaa islamiya a tourné la page de la violence après des révisions idéologiques dans les années 1990, une partie de cette organisation a reformé un noyau dur autour de Ansar Beit Al-Maqdes et Al-Tawhid wal-djihad. Des groupuscules appartenant au courant du salafisme djihadiste se sont aussi propagés en Sinaï, surtout sous Mohamad Morsi, qui a fermé les yeux sur l’émergence de groupes djihadistes dans la péninsule. Ces groupuscules ne disposent cependant pas de structure organisationnelle comme Al-Qaëda, et travaillent en solitaire.
— Peut-on faire un rapport entre ces groupes terroristes et les Frères musulmans ?
— C’est difficile de croire à une telle hypothèse, même si les Frères musulmans ont opté pour la violence depuis la destitution de Morsi. Toutefois, ces deux courants diffèrent complètement dans l’objectif et l’idéologie. Les salafistes djihadistes ont toujours critiqué les Frères musulmans pour leur engagement dans le jeu politique. Le seul point commun entre eux a été la crainte sur le sort de l’islam politique. La chute des Frères musulmans a rendu ces groupes convaincus que la politique n’est pas le bon choix, et que leur objectif ne pourra pas être atteint que par la lutte armée. Mais cependant, ces actes terroristes servent indirectement les intérêts des Frères musulmans qui cherchent à déstabiliser le régime.
— De quelles manières ces groupes terroristes sont-ils parvenus à s’implanter durablement dans la région ?
— Ils ont su tirer profit des tribus bédouines locales dont beaucoup se sentent discriminées par le pouvoir. En s’insérant dans ces structures tribales, les djihadistes ont transmis leur idéologie radicale à certains bédouins. Ils leur fournissent par exemple une assistance logistique, comme la mise en place de caches d’armes. Ils les aident aussi à se dissimuler dans les montagnes. Au cours de la dernière décennie, on a aussi assisté à une réislamisation et à une réaction identitaire de ces populations bédouines. Avec l’absence quasi totale des institutions de l’Etat dans le Sinaï ces dernières décennies, une culture radicale s’est peu à peu forgée. Influencés par les idéologies de ces groupes terroristes, beaucoup de jeunes sinaouis se sont radicalisés. C’est pourquoi une des stratégies menées actuellement par les autorités est d’essayer de casser ces liens entre les tribus bédouines et les groupes djihadistes.
— Le Sinaï est-il devenu hors de contrôle ?
— Non, mais on peut qualifier la situation de périlleuse. Elle nécessite de revoir la stratégie sécuritaire et le déploiement militaire dans le Sinaï qui reste insuffisant face à des combattants expérimentés et connaissant parfaitement le terrain.
— La seule solution sécuritaire pourra-telle éradiquer le terrorisme dans la Sinaï ?
— Certainement pas. La sécurité doit aller de pair avec un début de développement durable de la péninsule, apte à assécher les graines du terrorisme. La situation sécuritaire actuelle n’est que le fruit de décennies de négligence du Sinaï et de marginalisation des bédouins. Face à une telle situation, l’option militaire ne peut constituer seule une solution durable à un problème multiforme .
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