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Mohamad Abdel-Qader : Les victoires d’Erdogan s’expliquent par la faiblesse de ses rivaux

Maha Al-Cherbini, Lundi, 04 août 2014

Mohamad Abdel-Qader, expert au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, analyse les causes de la popularité d’Erdogan, les outils de sa puissance et ses plans pour instaurer un régime présidentiel en cas de victoire.1

Mohamad Abdel-Qader

Al-Ahram-Hebdo : Pensez-vous que l’homme fort de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, aille remporter la présidentielle pour devenir ainsi le dirigeant qui a régné le plus longtemps sur le pays depuis le fondateur de la République turque Mustafa Kemal Atatürk ?

Mohamad Abdel-Qader : Il ne fait nul doute que M. Erdogan est le grand favori de l’élection présidentielle qui aura lieu au suffrage universel pour la première fois en Turquie. Selon la réforme constitutionnelle de 2010, c’est le peuple qui choisira son président le 10 août, et pas le Parlement. Auparavant, le peuple choisissait le Parlement qui désignait le président. Si Erdogan remporte ce vote, ce sera une victoire significative pour lui : être élu par le peuple donne à la fonction de président une légitimité démocratique exceptionnelle. Selon les sondages, Erdogan pourrait dépasser le seuil des 50 % au premier tour grâce à sa forte popularité qui s’est affirmée lors des municipales de mars. Depuis 2002, Erdogan n’a perdu aucune élection.

— Et quels sont les motifs de cette popularité ?

— Cette popularité s’explique de différentes manières. Sur le plan économique, Erdogan s’est affirmé pendant plus d’une décennie comme étant l’homme fort de Turquie qui a pu sauver le pays plongé dans une grave crise économique. En moins d’une décennie, il a donné un essor fabuleux à l’économie turque, ce que le peuple n’oubliera jamais. Au niveau politique, le « Sultan », comme le nomment ses partisans et ses adversaires, a réussi à garantir à son peuple la stabilité après plusieurs gouvernements de coalition assez faibles qui n’ont pas été en mesure d’achever leur mandat, entraînant des élections anticipées. Cette instabilité politique avait eu un effet dévastateur sur l’économie. La religion est aussi un autre atout dans les mains d’Erdogan car il est apparu comme un islamiste conservateur qui a gagné le coeur des Turcs conservateurs. N’oubliez pas que c’est lui qui a autorisé le port du hijab (voile islamique) pour les femmes alors qu’il était interdit dans les institutions publiques et les universités. Avec ces atouts, Erdogan aspire à remporter le vote dès le premier tour.

— La fronde anti-gouvernementale — motivée par les vastes scandales de corruption qui entachent sa réputation depuis plus d’un an — n’a-t-elle donc pas réussi à affecter sa popularité ?

— Pas du tout. La victoire écrasante de son parti (AKP) lors des dernières municipales en est la meilleure preuve. Lui-même ne s’attendait pas à ce score assourdissant (45,5 %). Il semble que l’électorat turc voit en Erdogan son unique bouée de sauvetage, malgré les accusations de corruption ou de despotisme qui pèsent sur lui. Avec lui, la vie des Turcs s’est beaucoup améliorée. A quoi bon donc se risquer avec un nouveau leader ? Et puis, le peuple turc réalise bien que la corruption ne se borne pas à l’AKP : le scandale qui affecte Erdogan et son parti ne signifie pas que les autres partis — ceux de l’opposition — sont honnêtes et transparents. Il y a tant de corruption dans tous les partis politiques.

— Et comment jugez-vous les dérives arbitraires adoptées par Erdogan tout au long de l’année dernière pour se défendre contre le scandale de corruption ? Pourquoi n’ont-elles pas terni son image aux yeux de son peuple ?

— La manière avec laquelle Erdogan a traité ses adversaires a prouvé aux Turcs que leur leader est fort et invincible. Dès la première minute, il a eu recours à la politique du bâton pour réprimer le mouvement de son ex-allié Fethullah Gülen qu’il accuse de comploter contre lui et d’avoir manipulé ce scandale de corruption. La semaine dernière, il a poursuivi sa purge au sein de la police et de la magistrature, arrêtant de hauts responsables de la police accusés d’écoutes illégales le visant personnellement. Même avant les municipales, quand il a interdit l’accès à Twitter et Youtube pour empêcher la divulgation des scandales, le peuple turc a toléré ces agissements anti-démocratiques au profit de gains économiques et politiques réalisés. Je pense que les victoires d’Erdogan pendant plus d’une décennie ne sont seulement dues à sa force. Elles s’expliquent plutôt par la faiblesse de ses rivaux.

— Voulez-vous dire que l’opposition turque reste toujours faible et désorganisée ?

— Oui, les Turcs n’ont pas de vrais choix. Depuis plus d’une décennie, la scène politique turque n’a pas donné naissance à un autre homme fort capable de rivaliser avec Erdogan. Par exemple, ses deux principaux concurrents à la présidentielle ne sont pas assez populaires. Le premier, Ekmeleddin Ihsanoglu, est le candidat des deux principaux partis d’opposition : le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti de l’action nationaliste (MHP). Il était le secrétaire général de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI). Il est un islamiste respectable, un expert international de poids et il entretient de bonnes relations avec l’Egypte et l’Arabie saoudite, mais malheureusement son travail hors de Turquie en a fait un inconnu auprès de la population. Quant au second, Selahattin Demirtas, ses chances sont plus minces que le premier. Il est le candidat des kurdes et le co-président de la principale force politique kurde de Turquie (HDP). Même s’il remporte les voix de tous les Kurdes — qui représentent entre 15 et 20 % du peuple turc — , il ne remportera pas la présidentielle. Peut-être aussi que certains Kurdes pourraient donner leurs voix à Erdogan car depuis l’année dernière, ce dernier a tendu la main plusieurs fois aux Kurdes surtout en acceptant de discuter avec le « terroriste » emprisonné Abdullah Öcalan.

— Mais pourquoi les deux partis d’opposition (CHP et MHP) ont-ils présenté un seul candidat ?

— Il s’agit d’une manoeuvre malicieuse de la part de l’opposition. Si le CHP et le MHP avaient présenté chacun un candidat, la probabilité qu’Erdogan l’emporte au premier tour aurait été très forte. Le choix par les deux partis d’un candidat islamiste assez respectable comme Ihsanoglu était une surprise car il peut attirer un bon nombre de voix même s’il n’arrive pas à dépasser Erdogan.

— En cas de victoire, Erdogan a affirmé qu’il renforcera les pouvoirs du président, fonction jusque-là honorifique. Pensez-vous qu’il puisse réussir ?

— Pourquoi pas. Erdogan va s’efforcer de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains pendant son mandat présidentiel. Par nature, cet homme est autoritaire, il tient à détenir tous les pouvoirs pour rester l’unique homme fort de Turquie. Lors des législatives de 2015, Erdogan espère remporter une majorité suffisante au Parlement afin de modifier la Constitution et faire évoluer le pays vers un système présidentiel comme la France. Et je pense qu’il réussira : la Turquie aura prochainement le régime d’un seul homme.

— Selon vous, quels sont les outils de la puissance du « Sultan » ?

— De prime abord, Erdogan est un homme charismatique et fort de nature. Il sait dialoguer avec son peuple et gagner son coeur. Il dispose de vastes moyens financiers mis à son service par l’Etat. Son pouvoir médiatique est un autre atout de poids. La plupart des journaux et des chaînes de télé sont proches de l’AKP. Il a même réussi à limiter les chaînes de télé appartenant à l’opposition.

— Et comment voyez-vous sa tentative d’utiliser la crise de Gaza dans sa campagne électorale ?

— Erdogan joue avec toutes les cartes possibles pour remporter la présidentielle dès le premier tour. Les récentes évolutions dramatiques de Gaza ont, en fait, joué à sa faveur. Il a vite partagé la colère de son peuple contre ce qui se passe à Gaza pour s’imposer en tant que leader du Moyen-Orient surtout après la chute du régime des Frères musulmans dans les pays arabes. Cette absence de leadership dans le monde islamique lui a pavé le chemin pour paraître comme l’unique force islamique apte à affronter Israël dans la région du Moyen-Orient .

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