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Gilles Kepel : L’Egypte ne peut plus être gouvernée comme du temps de Moubarak

Aïcha Abdel-Ghaffar, Lundi, 05 mai 2014

Gilles Kepel, islamologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, revient sur la révolution de janvier 2011 et les événements qui l’ont suivie. Il analyse les raisons de la chute de Mohamad Morsi et évoque l’avenir des relations entre l’Egypte et l’Occident.

Gilles Kepel
Gilles Kepel, islamologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.

Al-Ahram Hebdo : Les révolutions arabes ont changé la donne dans la région. Quelles en ont été les raisons selon vous, surtout dans le cas de l’Egypte ?

Gilles Kepel: L’Egypte, la Tunisie et la Libye faisaient partie de la pre­mière phase des révolutions arabes. Dans ces trois pays, les raisons des révoltes étaient multiples. Il y avait bien sûr la mauvaise situation sur le plan économique et social mais aussi le fait que ces régimes étaient vieillis­sants et rongés par la corruption. Ces régimes s’appuyaient presque exclusi­vement sur leurs services secrets. On peut aimer ou ne pas aimer Moubarak mais au bout de 30 ans de pouvoir, l’ancien président égyptien n’était plus que l’ombre de lui-même.

Après le 11 septembre 2001, ces régimes étaient perçus comme modé­rés, et donc bien meilleurs aux yeux de l’Occident que Ben Laden et Al-Qaëda. Mais à partir du milieu des années 2000 lorsque Al-Qaëda a commencé à faiblir, en particulier en Iraq, tous ces régimes autoritaires ont commencé à être perçus comme une partie du problème et non pas une partie de la solution. Ils seront lâchés aussi bien par les Occidentaux que par leurs peuples, et c’est cela qui va per­mettre le déclenchement des révolu­tions. En Egypte, Moubarak voulait établir une transmission presque dynastique du pouvoir et cela n’était absolument pas du goût des dirigeants de l’armée, car depuis Nasser, le pou­voir n’était pas transmis héréditaire­ment en Egypte, mais était remis en jeu dans le cercle de la hiérarchie militaire.

— Comment analysez-vous la chute de Morsi ?

— Morsi a été élu et il a bénéficié bien sûr de l’appui des Frères musul­mans et des autres factions islamistes, mais aussi d’une partie de l’électorat qui ne voulait pas du général Chafiq, ancien premier ministre de Moubarak. Morsi n’a pas su élargir la base de son soutien politique. Au contraire, il a perdu le soutien de ceux qui avaient voté pour lui, mais qui n’étaient pas des Frères musulmans. Il a ainsi perdu une carte maîtresse. Et même au sein de la sphère islamiste, on a vu com­ment les salafistes ont pris leurs dis­tances avec lui.

Cela s’est produit pendant la deu­xième phase des révolutions arabes qui a vu la montée en puissance des Frères musulmans. Les Frères ont gagné les élections partout. Ils avaient des partis organisés et bien structurés. Ils représentaient l’opposition la plus forte aux anciens régimes, car beau­coup étaient allés en prison et ont été torturés. Donc, ils se posaient en mar­tyrs. Les Frères étaient très soutenus par le Qatar qui a vu dans les Frères une sorte de tremplin pour construire son hégémonie dans le monde arabe. Le Qatar est un pays peu peuplé qui a beaucoup d’argent, mais qui a peu d’alliés. L’alliance entre les Frères et le Qatar visait à établir un certain équilibre qui allait faire de cet émirat une sorte de leader dans le monde arabe.

Mais cette volonté du Qatar a été contrée très rapidement par l’Arabie saoudite qui voyait dans la montée en puissance des Frères musulmans un danger pour sa stabilité. Même au Qatar, il y avait des inquiétudes sur le fait que le pays partait dans une sorte de démesure politique en cherchant à s’approprier un rôle plus grand que lui. C’est, à mon avis, ce qui a abouti au changement de l’émir en juin 2013 qui était le premier signe d’un retour en arrière des Frères musulmans. Avec les manifestations du 30 juin en Egypte, la destitution de Mohamad Morsi, l’effondrement de la popularité du Hamas à Gaza, le retrait des isla­mistes du pouvoir en Tunisie et les difficultés d’Erdogan en Turquie, la phase de domination des Frères musulmans était finie.

— L’Egypte est au seuil d’élection présidentielle. Comment voyez-vous l’avenir du pays ?

Cela dépendra de beaucoup de choses. Il faudra voir quel sera le taux de participation réel aux élections. Cette participation sera-t-elle massive ou non? Ces élections font office de test. L’important maintenant est de savoir comment le pays sera géré pour faire face à la fois aux immenses défis démographiques et économiques. Il y a un million et demi d’Egyptiens de plus chaque année. Les infrastructures sont à bout de souffle. Pour l’instant, l’Egypte bénéficie d’une aide écono­mique importante fournie par l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats, mais il faut savoir quels types de réformes structurelles seront menés pour remettre l’économie sur les rails. Ce sera un grand défi pour le prochain président.

L’autre problème est de savoir si l’Egypte peut être gouvernée de la même manière après la révolution. Je crois que la révolution égyptienne a montré que les jeunes en Egypte veu­lent avoir leur mot à dire. Bien que les révolutionnaires aient été écartés de la scène politique, ils restent très actifs. Je crois que la révolution a introduit les germes d’un changement impor­tant au niveau des mentalités. L’Egypte ne peut plus être gouvernée comme du temps de Moubarak.

Cela aussi, c’est un enjeu important pour le prochain président. Il doit savoir quelle ouverture il va opérer. Un gouvernement dans le même esprit que celui de Moubarak risque d’avoir le même destin que ce dernier et de s’exposer à de graves difficultés. Il faudra sans doute trouver un autre mode de fonctionnement.

— L’Europe a sympathisé avec les islamistes lorsqu’ils ont quitté le pouvoir. Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui une volonté de la part de l’Europe de changer de posi­tion ?

— Je ne crois pas que l’Europe sympathise avec les islamistes du moins en ce qui concerne la France. Je crois que ce à quoi vous faites allusion ce sont les questions de défense des droits de l’homme et le débat sur la répression des manifestations et l’éva­cuation des sit-in de Rabea Al-Adawiya et d’Al-Nahda. Il y a ceux qui disent que c’est une atteinte aux droits de l’homme et ceux qui affirment que les manifestants étaient armés. Ce débat avait lieu également en Europe.

— Mais ne pensez-vous pas que les Frères aient commis des viola­tions des droits de l’homme? Ils ont attaqué des églises...

— Bien sûr et ils ont été fortement dénoncés. Dire que l’Europe est pro-Frères musulmans relève seulement de la rhétorique. Je crois que les rela­tions entre l’Egypte et l’Europe dépendront de ce qui va ressortir de la prochaine élection présidentielle. On a vu que le général Al-Sissi a été dis­tant envers les Etats-Unis après leur refus de livrer les hélicoptères Apache.

Mais la semaine dernière, il a ren­contré des journalistes américains devant lesquels il a tenu des propos beaucoup plus conciliants. Il s’était rendu en Russie avec le chef de la diplomatie, Nabil Fahmi, pour acheter des armes russes avec des pétrodollars américains. Mais à mon avis, ce n’est pas facile pour l’Egypte de changer de camp. Le matériel militaire égyptien est américain. L’état-major égyptien a été formé aux Etats-Unis. Il y aura à mon avis une sorte d’apaisement avec les Etats-Unis. Le problème est que la société en Europe et aux Etats-Unis est très sensible à la question des droits de l’homme.

— Pensez-vous que les Frères musulmans puissent revenir un jour sur la scène en Egypte? Ne pensez-vous pas que leur perfor­mance au pouvoir ait été désas­treuse ?

— Concernant un éventuel retour des Frères, il est difficile de faire des prévisions pour le moment. On verra bien ce qui va se passer. Quant à la performance des Frères, on ne peut pas dire qu’elle a été éblouissante. Avant d’exercer le pouvoir, les Frères pouvaient recruter beaucoup de gens et leur argument était de dire: « Nous n’avons jamais exercé le pouvoir alors donnez-nous cette chance ». Mais après avoir exercé le pouvoir pendant un an, ils n’ont plus le même argument et ils ont perdu beaucoup de leur popularité. Mais en même temps, c’est un mouvement qui existe depuis 80 ans et qui est habitué à la clandes­tinité. Je ne suis pas si sûr qu’on puisse faire comme si les Frères n’existaient plus.

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