Al-Ahram Hebdo : Vous avez publié un récent article intitulé « Le marché empoisonné de Kerry ». Qu’entendez-vous par ce titre ?
Abdel-Bari Atwan : Il est évident que les Etats-Unis représentés par leur secrétaire d’Etat John Kerry font tout pour arracher un accord palestino-israélien, conformément aux conditions israéliennes. Pour ainsi dire, ils profitent de la mauvaise conjoncture arabe et des crises que connaissent l’Egypte et bien sûr la Syrie. Ils veulent arracher un accord avec des conditions israéliennes et ont contraint Abou-Mazen à négocier avec des pressions financières et politiques. D’autant plus que ce dernier se trouve incapable de payer les salaires de 160 000 fonctionnaires palestiniens à Gaza.
— Et quels sont les détails de ces dernières négociations ?
— Personne n’est au courant de ce qui se passe derrière les portes closes, entre Abbas et Kerry. Les rencontres sont nombreuses, 10 en moins d’un an. Le secrétaire d’Etat américain essaie de convaincre le président Abbas d’approuver la requête israélienne consistant à fixer une période transitoire de 10 ans au cours de laquelle les forces israéliennes seraient stationnées à Al-Ghor, et d’accepter que des tours de contrôle israéliennes soient établies en Cisjordanie et que les points de passage avec la Jordanie soient supervisés. Israël disposerait également du droit de veto des persona non grata palestiniennes ou autres. A chaque tournée de négociations effectuée sous pressions américaines, Israël surprend les négociateurs palestiniens par une nouvelle clause qu’il veut ajouter. La fois précédente, les Israéliens voulaient que les Palestiniens reconnaissent le caractère juif de l’Etat israélien. Mais maintenant, les questions du statut final, comme Jérusalem, les colonies et le droit de retour ont reculé au profit de la sécurité d’Al-Ghor.
— Mais la dernière réunion entre Abou-Mazen et Kerry a été très tendue ...
— Effectivement, j’ai appris que le ton est monté entre eux lors de la dernière rencontre. Kerry adopte sur toute la ligne les conditions de Netanyahu qui sont totalement rejetées par Abbas, notamment l’approbation de l’idée d’un Etat juif. Il a également insisté sur l’évacuation des frontières avec la Jordanie de tout soldat israélien dans le cadre d’un accord final quelconque ou en cas de période intérimaire.
Mais ces informations ne sont pas compatibles avec d’autres provenant de sources proches du président Abou-Mazen et qui affirment sa disposition à rencontrer Netanyahu et Avigdor Liberman, ministre israélien des Affaires étrangères. D’ailleurs, cette disposition manifestée par Abou-Mazen a été diffusée par l’agence locale Maan et n’a pas été niée jusqu’à maintenant.
— Etes-vous d’accord avec Abou-Mazen sur le refus de ces conditions ?
— Je crains que le refus d’Abou-Mazen ne soit plus dangereux que leur approbation et ceci pour deux raisons essentielles. La première est que les divergences relatives aux questions de sécurité et au refus de la présence d’Israël sur les frontières entre la Palestine et la Jordanie laissent à penser qu’il y a eu accord au niveau d’autres différends, tels que Jérusalem, les réfugiés, les colonies et les prisonniers, qui sont moins importants et qui peuvent être résolus.
La deuxième est que les pressions américaines et les tentations européennes ont réussi les fois précédentes à rendre plus souple ce refus palestinien catégorique, à travers des « formules créatives ».
— Comment les Américains réagiraient-ils, selon vous, à l’égard de ce refus ?
— Il est évident que le secrétaire d’Etat américain insiste sur le fait d’aboutir à une solution permanente à la cause palestinienne, mais une solution conforme à la volonté israélienne. Cette persistance est claire dans les 10 visites de Kerry dans la région et ses discours sur « un accord-cadre » qu’il va proposer aux deux parties, dans deux semaines, au cours de sa prochaine visite.
Le moment est convenable pour l’Administration américaine et pour Israël pour profiter de la faiblesse palestinienne et la déchirure arabe, afin d’imposer un règlement qui satisfait les conditions israéliennes dans leur totalité.
Les Américains et leurs alliés arabes avaient imposé l’isolement au feu président Yasser Arafat. Ils ont asséché toutes les sources de financement afin de l’obliger à se rendre à Madrid puis à Oslo pour négocier et plus tard signer un accord qui enlève 80 % des territoires aux Palestiniens.
Aujourd’hui, nous vivons des circonstances similaires. L’Autorité palestinienne se trouve incapable de payer les salaires de ses 160 000 fonctionnaires. Elle croule sous les dettes des banques publiques ... jusqu’à 4 milliards de dollars. Les territoires sont divisés en deux entités et la réconciliation est fragile. En outre, la résistance est interdite et les tentations européennes économiques et financières sont alléchantes.
— Comment peut-on compromettre ce plan américain ?
— Nous sommes devant un plan fomenté par Kerry avec Netanyahu. Rester silencieux face à cette catastrophe serait inacceptable ; il faut une action palestinienne pour faire avorter ce complot. Il faut que Kerry et d’autres comprennent bien que le peuple palestinien n’est pas un troupeau de moutons qui renonce aisément à ses droits légitimes, en contrepartie d’un pot-de-vin européen ou américain.
— Comment évaluez-vous la position arabe et celle des pays du Golfe à l’égard de la cause palestinienne ?
— Les pays du Golfe et le monde arabe ne pourront rien faire sans l’Egypte. Les pays du Golfe sont actuellement préoccupés par la situation en Syrie. Ils craignent l’Iran qui représente pour eux la plus grande angoisse. Les Etats-Unis les ont convaincus d’acheter des armes à 130 milliards de dollars en leur demandant de s’attendre à une attaque américaine contre l’Iran. Et les voilà surpris par l’accord. Même la position des Etats-Unis vis-à-vis de la Syrie a changé. Maintenant, ils ont tendance à croire que les groupes islamistes en Syrie sont plus dangereux que le régime de Bachar Al-Assad.
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