Al-Ahram Hebdo : Pourriez-vous partager votre analyse de la situation à Gaza qui a conduit à rédiger ce rapport ?
Michael Fakhri : La situation est des plus préoccupantes. Moi-même, ainsi que plusieurs autres experts indépendants des droits de l’homme de l’Onu avons émis de sérieuses alarmes à l’égard de cette opération menée par Israël à Gaza. Israël a violé le droit humanitaire et le droit pénal international jusqu’à commettre des crimes de guerre. En plus, nous avons constaté dans notre rapport une campagne continue menée par Israël qui entraîne des crimes contre l’humanité. Il existe également un risque de génocide à l’encontre du peuple palestinien. Et le vendredi 20 octobre, nous avons tiré cette sonnette d’alarme devant l’Assemblée générale des Nations-Unies. Parce que nous constatons que des civils sont délibérément pris pour cibles. Les déclarations des dirigeants politiques israéliens et de leurs alliés, accompagnées d’ordres d’évacuation et d’actions militaires à Gaza et d’une escalade des arrestations et des meurtres en Cisjordanie, confirment nos inquiétudes. Ce qui nous amène à qualifier nos préoccupations de risque de génocide, c’est que les Palestiniens sont tués simplement parce qu’ils sont palestiniens.
— Quelles sont les autres préoccupations spécifiques que vous avez soulevées concernant la situation à Gaza ?
— Je m’exprimais devant l’Assemblée générale à New York pour présenter un rapport que j’avais rédigé il y a plusieurs mois concernant la manière de se remettre de la pandémie et de transformer nos systèmes alimentaires en vue de l’avenir. J’ai commencé par souligner à quel point il est difficile de maintenir ce focus, alors que nous sommes témoins de l’utilisation croissante de la nourriture comme arme dans de nombreux conflits armés à travers le monde, mais aussi à Gaza. La nourriture est utilisée comme un instrument pour affamer délibérément des civils et provoquer des nettoyages ethniques.
— Vous avez mentionné l’utilisation de la famine comme arme à Gaza. Pourriez-vous fournir une explication plus détaillée ?
— Les autorités israéliennes ont annoncé la mise en place d’un siège complet à Gaza. Un siège complet signifie qu’aucun approvisionnement n’entre ni ne sort, une mesure d’une brutalité inouïe qui s’est concrétisée sur le terrain. Tout ce qui reste, c’est la nourriture déjà présente, ainsi que ce que les habitants pourraient être en mesure de cultiver. Cependant, Gaza est principalement urbaine, ce qui signifie qu’il y a peu d’activités agricoles, ce qui compromet son autosuffisance alimentaire. En outre, en raison du manque de carburant, les boulangeries ne peuvent plus fonctionner. Même si l’on dispose encore de suffisamment de blé et d’eau pour faire du pain, le manque de carburant l’empêche.
Le sort des habitants est en jeu, et il n’est toujours pas clair combien de temps ils pourront survivre. Les personnes les plus vulnérables, en l’occurrence les personnes âgées, les malades, les enfants et les femmes, sont les premières à subir les conséquences de la pénurie alimentaire, ce sont elles qui souffrent de la faim en premier et qui sont les premières à être touchées et à décéder.
— Comment proposez-vous de mettre en oeuvre les recommandations formulées dans votre rapport ?
— Pour être honnête, lorsque je préparais cette réunion la nuit précédant mon discours, je me suis demandé quelles mesures je pourrais demander qu’elles soient prises. J’ai indiqué à l’Assemblée générale qu’elle devait utiliser les outils juridiques existant à sa disposition. Lors de la réunion du Conseil de sécurité, la semaine dernière, le Brésil a présenté une résolution en faveur d’une pause humanitaire, une résolution basique et modeste qui aurait pu être plus ambitieuse en appelant à un cessez-le-feu. Le Brésil a opté pour une approche pragmatique, conscient des réalités politiques du Conseil de sécurité, étant donné les veto potentiels. Néanmoins, cette résolution a été rejetée par les Etats-Unis.
J’ai plaidé en faveur de la réaffirmation des principes fondamentaux. D’abord, exhorter les parties impliquées dans le conflit à respecter le droit international humanitaire et les droits de l’homme, ensuite mettre en avant la résolution 2 417 du Conseil de sécurité, qui reconnaît que la nourriture ne doit jamais être utilisée comme arme. J’ai souligné que la situation à Gaza présente un risque manifeste de génocide et que le risque de famine va s’accroître, avec des préoccupations qui toucheront de plus en plus de régions du monde.
— Compte tenu des défis historiques dans la mise en oeuvre des résolutions du Conseil de sécurité concernant Israël, qu’est-ce qui rend votre rapport plus opérationnel ?
— Notre autorité découle du Conseil des droits de l’homme et notre responsabilité est d’agir en tant que conscience éclairée au sein du système des Nations-Unies. Dans la mesure où nous nous fondons sur un cadre juridique international, nos paroles revêtent un certain degré d’autorité, même si elles ne sont pas nécessairement juridiquement contraignantes en tant que telles.
Notre déclaration était la première du genre liée à l’Onu à évoquer le risque de génocide à Gaza. L’Assemblée générale est le seul organe des Nations-Unies où tous les pays ont le même poids, avec un pays équivalant à une voix. Lorsqu’une résolution émane de l’Assemblée générale, elle a donc un poids moral et politique considérable. J’ai incité l’Assemblée générale à réaffirmer ses obligations légales pour renforcer les normes juridiques déjà établies. Les Etats peuvent choisir d’ignorer notre rapport, mais c’est un précédent et il figure désormais au dossier et publiquement. Je pense que nous avons créé un nouvel espace et une nouvelle dynamique aux personnes qui ne veulent pas, au sein de l’Assemblée générale, voir de génocide, qui ne veulent pas voir une guerre s’étendre dans la région, en leur rappelant leurs obligations et ce qu’elles peuvent faire immédiatement après la réunion et par où elles peuvent commencer. Mais je ne suis pas naïf. Est-ce que cela va changer quelque chose ? C’est leur responsabilité désormais. Je leur ai dit : je vous ai donné un moyen de le faire, à vous de faire le bon choix.
— Cependant, aucun signe d’amélioration de la situation humanitaire n’est perceptible …
— Soyons très francs, nous avons affaire à une puissance occupante qui cible les civils et qui est soutenue par ses alliés. Lorsque les Etats-Unis s’abstiennent d’appeler Israël à respecter le droit international des droits de l’homme et le droit humanitaire, cela revient à donner le feu vert et à permettre le génocide des Palestiniens.
— Comment percevez-vous la capacité des Palestiniens à endurer cette situation ?
— Les Palestiniens sont confrontés à l’horreur, s’ils ne sont pas bombardés, ils risquent de mourir de faim et de déshydratation, à moins qu’une intervention immédiate ne change la donne. Plus de 50 % de la population de Gaza sont des enfants. Tout ce que je peux faire, c’est établir un rapport et décrire clairement à l’Onu ce qu’il faut faire et à la communauté internationale ce qui se passe. Ainsi, étant donné que les alliés d’Israël ne se contentent pas de le soutenir, mais ils rendent la situation encore plus difficile pour les Palestiniens, pour les Israéliens et pour tout le monde, car ils n’ouvrent pas la voie à une solution politique.
Si l’Assemblée générale prend une position forte, reconnaissant le risque de génocide et reconnaissant ce qui est en jeu en termes de vies civiles à Gaza, en Israël et dans la région en général, cette voix puissante peut être utilisée pour faire pression sur le petit nombre de pays puissants qui défendent et soutiennent Israël. Est-ce que cela va réellement les arrêter ? Je ne sais pas. Mais cela change les enjeux politiques.
Lors de notre discussion vendredi à l’Assemblée générale, Israël a dû répondre à ce qui a été soulevé, ainsi que d’autres pays. Cela les oblige à articuler leur raisonnement, et cela crée un dossier.
— Avez-vous rencontré des critiques liées à votre rapport ou à la référence au génocide ?
— Nous avons reçu des retours très positifs. Personne n’a contesté notre rapport. Je peux vous affirmer que plusieurs pays, dont la Russie, l’Ukraine, la Syrie, l’Etat de Palestine, l’Union européenne, le Maroc, le Cameroun, le Brésil et d’autres, ont pris la parole et que nous n’avons rencontré ni de résistance, ni de contestation, même de la part d’Israël. Leur réponse consistant à se décrire comme victimes du terrorisme n’a pas remis en question la qualification de génocide.
— Cette alerte concernant le génocide dans votre rapport peut-elle être utilisée dans des procédures juridiques futures ?
— Oui, cet avertissement ouvre la voie à la responsabilité devant la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale ou les juridictions nationales qui reconnaissent les crimes contre l’humanité et le génocide comme des crimes universels. Nous établissons un dossier clair pour dire que, ce jour-là, vous saviez, car vous en aviez été informés, et que ce jour-là, vous aviez l’opportunité de prévenir le génocide, alors qu’avez-vous fait ? Cette approche déplace le discours de la simple politique de pouvoir vers un langage de responsabilité.
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