Al-Ahram Hebdo : Comment évaluez-vous la situation actuelle à Gaza, compte tenu des défis auxquels sont confrontés les Palestiniens dans le contexte de l’attaque israélienne ?
Mustafa Barghouti : Le peuple palestinien fait face à la période la plus difficile depuis 1948. C’est une autre Naqba. Malheureusement, avec le soutien des Etats-Unis et l’accord de plusieurs grands pays européens, Israël est en train d’infliger un châtiment collectif aux Palestiniens et mène contre la population palestinienne une guerre de nettoyage ethnique. Ce qui se passe à Gaza est un bombardement barbare, un meurtre de civils, un massacre de 1 000 enfants. Personne ne peut nous convaincre que les actions de Benyamin Netanyahu ne sont que des réactions. Il semblerait que cette attaque ait été planifiée il y a des années déjà, et que Netanyahu et son gouvernement aient exploité le plus récent incident pour faire avancer leurs plans d’évacuer Gaza, saisir ses terres et liquider la cause palestinienne. Allant jusqu’à qualifier les Palestiniens, d’« animaux humains », Israël est en train de tuer le peuple palestinien, et non le Hamas.
— Vous dites que l’attaque d’Israël sur Gaza semble préalablement planifiée. Pensez-vous que ce plan puisse réussir, et comment peut-il être contré ?
— Je doute que cette tentative aboutisse pour trois raisons. Tout d’abord, la position égyptienne qui s’oppose à tout déplacement des Palestiniens de Gaza vers l’Egypte. Il y a aussi les pays arabes qui ont rejeté la proposition de Blinken d’accueillir sur leur territoire les réfugiés de Gaza. Le deuxième facteur réside dans la résistance palestinienne elle-même, qui lutte avec détermination contre ce plan, exposant Israël à de lourdes conséquences s’il persiste dans cette voie.
Enfin, nous dévoilons chaque jour au monde qu’Israël applique un plan de nettoyage ethnique des Palestiniens. Les Israéliens ont toujours tenté de dissimuler ce projet, mais cette fois-ci, ils l’ont dévoilé. Netanyahu a ouvertement proclamé le départ de la population de Gaza, et le porte-parole militaire israélien a explicitement indiqué que les Gazaouis devraient se diriger vers l’Egypte.
— Certains analystes estiment qu’Israël a piégé le Hamas en lui facilitant l’accès à son territoire, ce qui a permis aux Israéliens de mettre en oeuvre leur plan préalablement établi. Qu’en pensez-vous ?
— Il m’est difficile d’écarter cette possibilité. En effet, l’armée israélienne a tardé 8 heures avant d’intervenir. C’est une hypothèse plausible. Cependant, une autre hypothèse est que les autorités israéliennes se soient retrouvées dans l’incapacité de réagir rapidement, faute d’informations adéquates. La question épineuse qui demeure sans réponse concerne la volonté d’Israël de mettre en péril la vie de 1 300 Israéliens, dont environ 300 officiers, et de permettre la capture de gradés supérieurs et de généraux de l’armée. Quoi qu’il en soit, Israël a estimé que l’occasion était propice pour exécuter son plan d’évacuation de Gaza.
— La question de savoir pourquoi le Hamas a attaqué Israël ne fait pas l’objet de débat, mais la vraie question reste pourquoi maintenant ? Qu’en pensez-vous et quels objectifs le mouvement avait-il en tête ?
— Le moment choisi par le Hamas était lié à l’évolution de la situation en Cisjordanie. Au cours des 8 derniers mois, 4 événements ont exercé une pression accrue sur le Hamas. En premier lieu, le décès de 240 Palestiniens, dont 40 enfants, tous tués par les forces israéliennes et les colons. Le terrorisme des colons a franchi toutes les limites, notamment avec la mise à feu de Huwara, et la vague de nettoyage ethnique dans 20 villages palestiniens, répartis entre Hébron, Ramallah et la vallée du Jourdain.
La carte du « nouveau Moyen-Orient » présentée par Netanyahu à l’Onu a omis toute référence à la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza, signifiant clairement l’intention d’Israël d’annexer ces territoires palestiniens. Un autre facteur est l’accélération de la normalisation entre Israël et les pays arabes et le sentiment qu’Israël pourrait marginaliser la question palestinienne si cette dynamique perdure, du moins du point de vue israélien.
— Il y a une conviction selon laquelle cette opération a démantelé le mythe de l’invincibilité d’Israël, brisant l’illusion que Tel-Aviv peut maintenir le régime de l’apartheid indéfiniment. Y a-t-il d’autres gains pour les Palestiniens à tirer de cette opération ?
— Cette opération a représenté un choc pour Israël, d’une ampleur comparable à ce qui s’est produit il y a 50 ans lorsque l’armée égyptienne a franchi la ligne Bar Lev, détruisant le mythe d’Israël.
Néanmoins, cette fois-ci, le racisme et l’arrogance israéliens avaient atteint des sommets. Les racines de cet échec se trouvent en partie dans le racisme israélien, qui a donné lieu à une croyance selon laquelle les Palestiniens sont médiocres. Notons également que certaines réactions occidentales, largement biaisées en faveur d’Israël, ne sont pas seulement le reflet du soutien à Israël qui est le protecteur de leurs intérêts dans la région. Ces réactions reflètent également une offense personnelle, ressentie après l’humiliation subie par Israël car « ces Arabes musulmans, supposés en retard » l’ont surclassé au grand jour.
— L’Europe a vite adopté la position américaine et le discours occidental assimile le Hamas à l’Etat islamique et compare les opérations de résistance aux attaques du 11 Septembre. Comment expliquez-vous cela ?
— Je trouve la position européenne très étrange. Comment un pays comme l’Allemagne peut-il dire qu’il soutient la solution des deux Etats, puis interdit que le drapeau palestinien soit hissé et réprime les manifestations en faveur de la paix et de la fin de la guerre, comme la France d’ailleurs ? Ils ont tous acheté la propagande mensongère de Netanyahu. Il y a eu le scandale de ces images sur un enfant brûlé qui se sont avérées être celles d’un chien. Ces images ont été manipulées avec l’intelligence artificielle. Il y a eu aussi les accusations de viol à propos desquelles le New York Times a dû s’excuser, ou encore les mensonges sur la décapitation d’enfants, à propos desquels CNN a aussi présenté ses excuses.
Ce qui est étrange, c’est que le président américain a répété les déclarations de Netanyahu, ce qui a forcé la Maison Blanche à corriger sa position plus tard.
C’est une manipulation médiatique. Je rappelle à l’Occident ce qui s’est passé en Iraq, où des allégations d’armes de destruction massive ont été utilisées pour justifier une attaque et une occupation, entraînant la perte d’un million de vies iraqiennes. Aujourd’hui, nous assistons à un type similaire de désinformation.
— Sommes-nous au bord d’un conflit régional plus vaste ? Y a-t-il une tentative de faire intervenir l’Iran ?
— Cette éventualité est plausible. Je dois dire que j’appréhende le sort des Palestiniens, en particulier en Cisjordanie. Il est envisageable qu’une opération de nettoyage ethnique à grande échelle soit menée contre les Palestiniens de Cisjordanie.
C’est pourquoi il faut mettre fin à la confrontation militaire et procéder à l’ouverture de couloirs humanitaires pour les Palestiniens afin de les sauver de la faim, de la soif et des épidémies.
— L’Autorité palestinienne, en désaccord avec le Hamas, est de plus en plus absente, le président Mahmoud Abbas a mis plusieurs jours avant d’apparaître. Comment expliquez-vous cette situation ?
— L’Autorité palestinienne est totalement marginalisée et sa position n’a jamais été aussi faible. Il est difficile de comprendre ce comportement, même si l’on sait qu’il a parlé de manière convaincante lors de son entretien avec Blinken. Néanmoins, cela ne suffit pas.
— Quels sont les scénarios possibles désormais ?
— Il y a trois possibilités. La première est qu’avec le changement de l’opinion publique internationale en raison des révélations sur les mensonges d’Israël et son incapacité à supporter une guerre de longue durée ou des pertes économiques, morales ou éthiques, il est envisageable que les combats militaires s’arrêtent, ce qui constituerait la meilleure option. Par la suite, des efforts seront déployés pour lever le blocus, mettre fin aux atrocités imposées à Gaza et échanger les prisonniers. Ensuite, il sera impératif de relancer un processus politique que les Etats-Unis avaient négligé depuis de nombreuses années.
Le deuxième scénario consisterait en une offensive au sol d’Israël et la poursuite des massacres contre les Palestiniens, ce qui pourrait déclencher un conflit avec le Hezbollah qui peut dégénérer en conflit régional.
Le dernier scénario serait un bouleversement interne en Israël avec les appels grandissants à l’éviction de Netanyahu. Les familles des prisonniers israéliens sont désormais conscientes de la volonté de Netanyahu de sacrifier leurs enfants et de les laisser mourir sous les bombardements à Gaza. Cette situation peut facilement conduire à une désintégration du front interne israélien en raison des pertes considérables subies.
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