Samedi, 25 janvier 2025
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Gilles Lipovetsky : Notre époque est celle d’une hypermodernité inquiète, incertaine, marquée par une insécurité grandissante

Ashraf Amin , Mohamad Al-Qazzaz , Vendredi, 13 octobre 2023

Le philosophe français Gilles Lipovetsky examine les nouvelles tendances à l’oeuvre dans nos sociétés modernes et propose des pistes pour un meilleur bien-être.

Gilles Lipovetsky

Al-Ahram Hebdo : Vous avez qualifié les époques du postmodernisme d’hypermodernisme. Comment peut-on expliquer les années de la pandémie et de la guerre Russie-Ukraine ?

Gilles Lipovetsky : Notre époque est celle d’une hypermodernité inquiète, incertaine, marquée par une insécurité grandissante. La modernité a été souvent objet de critiques par les grands penseurs qui ont vu dans la sécularisation et l’individualisation des facteurs de désorientation sociale et morale. Aujourd’hui, l’insécurité a gagné tous les secteurs. La crise écologique et climatique, la mondialisation, les nouvelles technologies, l’épidémie de Covid, la guerre. Tout cela a créé un état d’insécurité généralisé. Les sociétés hypermodernes sont dominées par l’aspiration au bonheur, au bien-être, à l’accomplissement de chacun, mais ces attentes ne cessent d’être contrariées avec la montée de l’inquiétude, de la peur, de l’insécurité au travail due à la crise économique, aux nouvelles technologies, à la globalisation. A cette anxiété s’ajoutent le scepticisme, le doute et la défiance envers toutes les autorités institutionnelles : les partis politiques, les syndicats, le parlement, les grandes entreprises, les médias et même la techno-science. Autrefois, on avait la foi dans le progrès en pensant qu’on allait vers un monde toujours meilleur grâce à la science, à l’industrie, à la médecine, à la sécularisation et à la démocratie. Cette croyance est blessée. On le voit chaque jour avec la crise écologique provoquée par le déchaînement du monde techno-marchand et qui crée un problème majeur pour l’avenir de la planète. On voit de nombreux électeurs qui ne votent plus aux élections et ne croient plus aux institutions de la République. Et beaucoup pensent que nous allons non vers le mieux, mais vers le pire. Un certain nombre d’observateurs pensent que nous sommes dans une situation un peu parallèle à ce qui s’est passé en Europe entre les deux guerres mondiales et à l’effondrement des démocraties. Je ne partage pas ce point de vue trop pessimiste : les démocraties libérales sont plus solides et plus stables que l’on croit. Nous devons construire le monde de demain en défendant plus que jamais les principes de liberté et d’égalité, mais en même temps en mettant en place différentes régulations sociales, économiques, environnementales nécessaires pour la justice et le bien-être du présent et du futur.

— Est-ce que les sociétés ont perdu l’espoir en un futur meilleur pour le bien-être ?

— Pour comprendre le sens de tout ce qui se passe, il faut se reporter au grand rêve du XIXe siècle où il y avait un enthousiasme vis-à-vis du progrès devant nous libérer de l’obscurantisme religieux et des traditions, et aussi améliorer continûment le bien-être matériel des hommes. Ce monde de raison et de techniques allait émanciper les hommes et on vivrait de mieux en mieux. Or maintenant, on voit que beaucoup de gens pensent que leurs enfants vivront moins bien que nous. On pensait que la technique nous aiderait à vivre mieux, mais si on se dirige vers 3, 4 ou 5 degrés d’augmentation de la température de la terre à la fin du siècle, les dégâts humains et écologiques seront considérables sur toute la planète. En même temps, il y a des groupes qu’on appelle les transhumanistes, dont « Elon Musk », qui pensent que la robotique, l’informatique, l’intelligence artificielle et les microprocesseurs vont permettre de fournir une meilleure vie aux hommes. Ces gens ont un optimisme radical pensant qu’on peut à la limite échapper au malheur et devenir immortel. A mes yeux, c’est de la science-fiction. Ce qui a changé est qu’il n’y a plus une croyance aveugle ou dogmatique envers la science et la technologie. Mais toute foi dans le progrès scientifique n’a pas disparu. Ce n’est pas l’idée de progrès qui est morte, mais seulement l’idée de progrès irréversible, continu et indéfini.

— Que signifient la famille, la femme et la jeunesse sous l’effet de l’hypermodernisme incertain ?

— S’il y a une chose à mettre au positif de l’Occident hyper-consumériste, c’est l’émancipation féminine, autrement dit la reconnaissance des droits des femmes à disposer de leur corps et de leur propre existence. Depuis le fond des âges, les mariages étaient arrangés par les pères ou les frères. Il n’y avait guère de possibilité de divorce. La femme ne pouvait ni exercer certains travaux, ni occuper des places importantes dans la vie politique. Ceci a changé : la société de consommation et la société démocratique ont permis une révolution sociale et culturelle majeure. Les femmes ont gagné le pouvoir de contrôler leur fécondité à travers la contraception, de choisir leur conjoint, divorcer, travailler et vivre selon leur désir propre. Le droit « d’être soi-même » s’est généralisé et est devenu universel dont ne sont plus exclues les femmes. Les femmes d’aujourd’hui peuvent accéder aux métiers traditionnellement masculins. Les parents poussent les jeunes filles à faire des études et être autonomes. C’est là l’une des grandes figures de l’individualisation positive de notre société, ce qui ne va pas sans de nombreux problèmes : multiplication des divorces, conflit sur la garde des enfants, anxiété plus grande des individus. Malgré tout, aucune femme ne souhaite revenir en arrière. Le paradoxe est que la société du bien-être n’a pas conduit à l’insouciance, mais à une anxiété grandissante. Les parents d’aujourd’hui sont anxieux de leur responsabilité envers leurs enfants. Ils essayent tout le temps de faire bien et mieux, de donner du bonheur à leurs enfants. Plus rien de commun avec le passé même proche. Ma mère n’avait aucune inquiétude, aucun doute sur sa manière de m’éduquer. Elle était convaincue qu’elle m’élevait « comme il faut ». Aujourd’hui, on n’arrête pas au contraire de se poser des questions. Il n’y a que des questions et il n’y a plus de réponses définitives. Les parents veulent tout le temps le bonheur de leurs enfants, et peut-être trop de bonheur immédiat. Il n’en demeure pas moins que la famille reste l’institution la plus chère au coeur des individus contemporains. La logique hyper individualiste n’a nullement dissous l’amour de la famille et l’engagement des parents vis-à-vis de leurs enfants. On vit dans une société de défiance généralisée, mais la famille y échappe largement.

— Que faut-il faire face à la pénétration effrayante des réseaux sociaux dans nos vies ?

— Ils constituent une menace pour la presse libre. Or, on a besoin de la presse et des médiateurs. Aux Etats-Unis, un grand nombre de citoyens ne s’informent plus par la voie des grands journaux « classiques » et ne sont plus branchés que sur leurs réseaux sociaux. C’est dangereux que la seule source d’information des jeunes soit TikTok. La porte est ouverte au conspirationnisme et aux « fake news », et cela favorise le développement du populisme et sa démagogie. Lorsqu’il n’y a plus que les réseaux sociaux, les gens sont enfermés dans des bulles et reçoivent toujours les mêmes types d’informations parfois toxiques. C’est très dangereux pour la liberté d’esprit. Les plateformes en ligne ne doivent pas être des espaces de non-droit : elles doivent être encadrées par des textes de loi et des décisions de justice. Il faut interdire la sponsorisation de la désinformation. Il est très important aussi de former les jeunes à être prudents dans l’usage des réseaux, de se renseigner sur plusieurs sites avant d’affirmer quoi que ce soit. C’est très important de dispenser une éducation aux médias afin d’aider les jeunes à analyser les infos sur Internet. Si on n’a pas de têtes bien formées qui respectent la vérité objective, la culture et le savoir, la porte est ouverte à la barbarie. La technique ne pourra pas à elle seule régler ces problèmes. La formation à l’école est capitale.

— Vous avez écrit une étude qui s’intitule « Etre heureux ne dépend pas juste de la consommation ». D’après vous, quelles sont les exigences du bonheur ?

— Il y a beaucoup d’intellectuels qui diabolisent la consommation dénoncée comme un facteur d’aliénation des hommes, mais aussi d’abrutissement. La consommation a créé une sorte d’addiction. Les exigences matérielles sont toujours plus grandes. Je pense qu’on ne doit pas diaboliser la consommation qui apporte, malgré tout, beaucoup de choses positives. Ce qui ne va pas est qu’on considère trop la consommation comme une fin de la vie, alors qu’elle ne devrait être qu’un moyen. On voit maintenant des gens qui ne vivent que pour la consommation, la mode, les marques. Cela n’est pas à la hauteur d’une civilisation humaniste qui a pour idéal l’accomplissement de l’être humain, ce qui veut dire penser, comprendre, créer, inventer. Il est légitime de vouloir consommer pour améliorer son bien-être. Ce qui ne l’est pas c’est quand l’existence est absorbée par le shopping et la mode. Je pense que nous devons corriger nos systèmes éducatifs et développer davantage l’éveil aux humanités, à la littérature, à l’art et à la culture générale. Ces disciplines apportent d’autres formes de bonheur que ne donne pas la consommation.

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