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Khaled Okacha : L’Egypte avait besoin d’une victoire militaire pour entamer des négociations de paix

Amira Doss , Jeudi, 05 octobre 2023

Le général Khaled Okacha, directeur du Centre de la pensée et des études stratégiques, revient sur les grands moments de la guerre d’Octobre et la façon dont elle a retracé le regard porté sur l’Egypte dans le monde.

Khaled Okacha

Al-Ahram Hebdo : La première réaction d’Israël au lendemain du déclenchement de la guerre a été un état de choc et de déni. Comment analysez-vous cela ?

Khaled Okacha : La façon dont Israël a réagi incarne ce fameux état d’orgueil que les Israéliens ont ressenti après 1967. Pour eux, il était hors question que l’Egypte puisse lancer une offensive, surtout sur le front du Canal de Suez qui était le plus compliqué à l’époque. Malgré l’observation de manoeuvres et mouvements de troupes dans la zone du canal, les rapports qui ont été soumis aux dirigeants militaires indiquant qu’une opération égyptienne est imminente, Golda Meir, premier ministre, et Moshe Dayan, ministre de la Défense à l’époque, n’ont pas voulu croire que la guerre était vraiment en train d’avoir lieu. Or, toutes les preuves étaient là depuis 1968 jusqu’au cessez-le-feu en 1970. L’Egypte faisait tout pour renforcer sa capacité militaire. Pour Israël, ce sentiment de déni est un échec tant politique que militaire. L’échec des services de renseignements ayant sous-estimé l’évolution de notre équipement, mais aussi ce mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne qui a provoqué, après le 6 Octobre, les angoisses de la vulnérabilité. La guerre a été un fiasco du renseignement israélien. En effet, après 1967, les célébrations exagérées de la part d’Israël, la façon dont ils ont traité leurs dirigeants militaires, les transformant en idoles … Ce sont les mêmes noms qui sont restés en poste jusqu’à 1973, Moshe Dayan et Yitzhak Rabin, vus par la rue israélienne et même par la communauté internationale à l’époque comme génies militaires.

Israël était sûr et certain que les Etats-Unis, leur premier allié stratégique, étaient prêts à tout pour préserver la sécurité de l’Etat hébreu. Ce qui s’est prouvé correct lors de la guerre. Les Etats-Unis n’ont seulement pas agi en tant qu’allié, mais aussi en tant que partenaire fondamental ne permettant à aucun prix la défaite d’Israël. Dans le livre Déréliction et plus précisément le chapitre intitulé « Le jour noir du Kippour », sept journalistes israéliens racontent leurs témoignages ; ils décrivent l’ambiance dans la salle des opérations israéliennes quelques minutes après le déclenchement de la guerre : David Elazar, le chef d’état-major, observe les flèches indiquant les mouvements des troupes sur la carte. C’est à ce moment-là qu’ils ont pu comprendre que la guerre a commencé à faire rage.

— Comment l’Egypte a-t-elle appliqué le concept de « mener la guerre pour instaurer la paix » dans sa gestion de cette période difficile ?

— Ce vieil adage a été appliqué par excellence par l’Administration égyptienne. Mener une opération de grande envergure, une attaque surprise, traverser le Canal de Suez, récupérer les territoires occupés, rendre au pays son intégrité, restituer la dignité nationale, puis s’engager la tête haute dans les négociations de paix. L’idée était claire pour le président Anouar Al-Sadate, ainsi que ses assistants. Pour eux, rester en conflit militaire avec Israël n’était pas en faveur de l’Egypte, vu le déséquilibre des forces, sur le plan quantitatif et technique, à cause du soutien américain à l’armée israélienne. Leur supériorité était évidente en ce qui concerne le nombre d’avions, de blindés, de systèmes de défense antimissiles. L’équipement américain le plus avancé était à la disposition d’Israël avant tout autre pays européen. L’Egypte a donc élaboré son plan en se basant sur cette réalité. Nous étions conscients que sur le long terme, nous ne pourrons pas combler ce fossé et Sadate savait que les Soviétiques ne fourniraient pas à l’Egypte un soutien supplémentaire. L’Egypte avait donc besoin d’une grande victoire militaire pour pouvoir entamer des négociations de paix en partant d’un point de force. Et pour le faire, une victoire militaire égyptienne reconnue par le monde entier était indispensable, et ce, pour pouvoir obliger le côté israélien, ayant connu la défaite, à s’asseoir à la table des pourparlers de paix. Jusqu’au cessez-le-feu, l’Egypte avait prouvé qu’elle était prête à poursuivre ses opérations militaires pour maintenir son avancement. Ces deux volets militaire et politique se complétaient afin de réaliser la souveraineté totale de l’Egypte sur ses territoires. La bataille pour la paix n’était pas moins importante que la bataille militaire et l’accord de Camp David est venu affirmer cette vérité. Une bataille pour la paix, en parallèle, exige des outils et des talents politiques spécifiques comme la présence d’une équipe de négociateurs au plus haut niveau avec en tête le président de la République, la préparation de dossiers, de documents et preuves affirmant le droit de l’Egypte à chaque mètre de son territoire, le recours à l’arbitrage pour restituer la ville de Taba, d’une superficie d’un kilomètre carré, et avant tout une population exprimant tout son soutien à son dirigeant. Miser sur la diplomatie, chercher une solution pacifique et tirer les bénéfices de la paix n’étaient que des dividendes de la victoire du 6 Octobre. Ce projet de la paix était donc un autre triomphe diplomatique non moins important que celui militaire.

— Suite à la victoire du 6 Octobre, comment les rapports de force ont-ils changé dans la région du Moyen-Orient ?

— Les messages que l’Egypte a transmis au monde après cette victoire étaient clairs. Un pays partant de zéro après la défaite de 1967 se présente capable de reconstruire son armée, s’engage sur un champ de bataille géographiquement complexe qui est la péninsule du Sinaï, puis se lance dans une autre bataille de négociations de paix qu’il gère avec perfection, signant un accord de paix, disposant d’une équipe de professionnels juridiques, politiciens et cadres des services de renseignements de haut niveau. Un pays qui ne cherche ni l’agression ni la violation des droits de ses voisins, mais qui n’accepte en aucun cas que l’on porte atteinte à sa souveraineté ou à ses droits régionaux. Cette image de l’Egypte a été le fruit de longues années d’efforts diplomatiques, de médiation régionale, sur plusieurs pistes. Depuis les années 1980, l’Egypte est un pays pivot dans tous les pourparlers de paix au Moyen-Orient. Toutes les initiatives et conférences de paix ont été accueillies par l’Egypte. La communauté internationale est rassurée du rôle joué par l’Egypte dans la gestion de la crise libyenne. Le Sommet des pays voisins au Soudan organisé par l’Egypte est une preuve de l’importance de son rôle dans le maintien de la stabilité dans la région. Et le plus important, c’est la capacité de l’Egypte à garder des rapports équilibrés lui permettant de développer une vision politique objective de paix et de réconciliation.

— D’après vous, est-ce que cette victoire a fait que la force militaire égyptienne soit devenue une identité pour le pays ?

— A mon avis, la capacité militaire est l’un des facteurs les plus importants dans la fabrication de la force compréhensive et globale du pays et la place qu’il occupe dans le monde. Le peuple a réalisé que le fait de disposer d’une force militaire importante prête à protéger son territoire et ses droits est d’une grande importance. Une force militaire équipée, avancée, qui évolue régulièrement, qui occupe une place importante dans les classements mondiaux et régionaux. C’est ainsi que le monde porte son regard aux grandes puissances. L’armée égyptienne, consciente de ce fait, ne cesse de développer ses institutions, de diversifier ses sources d’armement et d’optimiser les capacités de ses membres. L’armée est l’un des piliers fondamentaux du pays, tout comme l’économie, l’éducation ou la culture … L’armée a saisi toutes les opportunités, que ce soit en 2011 ou le 30 Juin, pour affirmer au peuple qu’elle est là à soutenir ses choix et qu’elle agit en sa faveur. Mais l’identité est tout autre. Surtout pour la société égyptienne où les valeurs comme l’égalité, la citoyenneté, l’intégrité du tissu national, la civilisation, ainsi que les composants ethnique, religieux et géographique sont des lignes rouges.

— Pour ce qui est des générations qui n’ont pas témoigné la guerre, comment jugez-vous la façon dont elle leur est racontée ?

— Ce qui importe le plus, c’est de leur faire transmettre l’esprit d’Octobre, la volonté, la foi. Des milliers de livres et des centaines de films ne sont pas suffisants pour couvrir tous les détails et aspects d’un événement de cette ampleur. Chaque jour, de nouveaux films sont produits évoquant la Deuxième Guerre mondiale. Le tout n’a été dit ni révélé. Mais, la jeune génération a besoin d’un langage différent, de formes innovantes, de réponses aux questions qu’elle se pose sur la guerre. Les jeunes ont accès à toutes sortes d’informations. Il est donc indispensable de chercher des angles nouveaux pour s’adresser à eux et ce qui compte le plus, c’est de créer chez eux ce sentiment d’appartenance à une patrie ayant réalisé une grande victoire, un acte d’héroïsme et de cultiver chez eux l’idée que c’est leur devoir de maintenir cette victoire et l’honorer.

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