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Hedayat Taymour : Al-Ahram était pour Heikal un esprit, celui d’appartenance et de solidarité

Yousra El-Sharkawi , Vendredi, 29 septembre 2023

Hedayat Taymour, l’épouse du célèbre journaliste Mohamad Hassanein Heikal, raconte son parcours avec l’ancien rédacteur en chef d’Al- Ahram qui a marqué de son empreinte toute une génération de journalistes.

Hedayat Taymour

Al-Ahram Hebdo : « Le monde va bien » est le titre d’un article écrit par Heikal lorsqu’il était rédacteur en chef du magazine Akher Saa (dernière heure). C’était de bon augure dans sa vie professionnelle et personnelle, puisqu’il a précédé de quelque peu son entrée à Al-Ahram où il a occupé le poste de rédacteur en chef. Pouvez-vous nous parler de votre première rencontre ? Et quelle était l’étincelle qui avait déclenché votre histoire d’amour ?

Hedayat Taymour : Effectivement, « Le monde va bien » avait été rédigé par Heikal à la suite d’une visite que j’avais rendue à la Fondation Akhbar Al-Youm en octobre 1954 dans le cadre du soutien hebdomadaire apporté à l’association Al-Nour Wal Amal (lumière et espérance) à travers laquelle nous essayons de conjuguer nos efforts financiers pour soutenir et intégrer les non-voyants. Bien sûr qu’il y avait une étincelle pour notre histoire d’amour. Je me souviens à l’époque que j’étais en train de boire une tasse de café lorsque Heikal est entré dans le bureau pour une raison que je n’avais pas réalisée à l’époque. Je me suis embrouillée et j’ai renversé le café sur ma jupe. J’étais troublée, bien que ce ne soit pas notre première rencontre. Nous avions eu une rencontre occasionnelle à la même année avec un ami, mais cela n’indiquait pas comment les choses allaient tourner. Sa personnalité attrayante m’avait frappée, du fait qu’il était l’une des stars dans son domaine. Il avait l’habilité de gérer correctement le dialogue de sorte que vous ne pouvez que l’écouter. Cette impression et cet effet ont été un prélude à ma tourmente lors de la deuxième réunion. Mais je ne pouvais pas imaginer à ce stade comment les choses allaient évoluer.

— Comment votre relation a évolué ?

— Les choses, Dieu merci, ont évolué. La période de connaissance entre nous a été très courte, mais très suffisante. A l’époque, je n’avais pas encore 20 ans alors qu’il en avait 30. Je m’inquiétais de la différence d’âge entre nous et craignais qu’il soit difficile de traiter avec lui. Mais ces peurs et cette anxiété ont diminué devant l’attrait et le caractère unique de sa personnalité. J’ai cherché à clarifier le cours des choses entre nous, et il n’était pas moins sérieux que moi. Lors d’une fête organisée par madame Radi, présidente de l’association Al-Wafaa wal Amal à l’époque, pour remercier Heikal de son soutien à l’association et à ses causes, il m’a demandé d’aller au balcon. Il s’est introduit, son âge, sa position. Mais il ne s’est pas exprimé franchement sur le mariage. Quand je suis rentrée chez moi, j’ai trouvé ma mère qui m’attendait. Elle m’a explicitement posé des questions sur Heikal et s’il avait l’intention de demander ma main. Face à ses avertissements et à ses objections, je lui ai parlé au téléphone et lui a demandé directement : « Monsieur Heikal, envisagez-vous de m’épouser ? ». Il m’a dit un seul mot : « Bien sûr ».

— Vous vous êtes mariés en janvier 1955, et peu de mois plus tard, Heikal a rejoint Al-Ahram en tant que rédacteur en chef. Le changement a posé un grand défi non seulement pour Heikal le journaliste, mais aussi pour sa famille. Pouvez-vous nous en parler ?

— Tout a commencé avec Ali pacha Al-Chamsi, qui était membre du conseil d’administration d’Al-Ahram. Sa proposition pour Heikal est venue en réponse au désir de la famille Takla, les propriétaires d’Al- Ahram, de développer le journal et d’arrêter ses pertes matérielles à l’époque. Al-Chamsi a proposé le nom de Heikal, un an avant de présider Al-Ahram en 1957. Heikal n’était pas très satisfait de certaines questions dans la fondation Akhbar Al- Youm et est allé voir les frères Moustapha et Ali Amin, en leur parlant de l’offre d’Al-Chamsi et en insinuant qu’il l’avait acceptée. Ali Amin avait alors pleuré, car il était proche de Heikal. En réaction, il a reporté sa décision de rejoindre Al-Ahram pendant un an au cours duquel les questions qui l’inquiétaient à la Fondation Akhbar Al- Youm n’étaient pas toujours résolues. Alors, Heikal est allé voir Chamsi et lui a indiqué son intention de rejoindre Al-Ahram. Il était très enthousiasmé, mais inquiet. Il m’avait dit clairement : « J’ai une année difficile devant moi pour réformer le quotidien Al-Ahram. Cela voulait dire veiller jusqu’à très tard au journal ». Et moi j’avais beaucoup confiance en lui.

— Il était armé de sa confiance, de son talent et, bien sûr, de son expérience en tant qu’ancien rédacteur en chef d’Akher Saa. Mais, avant tout cela, son environnement et son éducation lui ont fourni certains outils. Comment voyezvous l’impact de cette éducation sur le journal Al-Ahram ?

— L’éducation est certes un facteur déterminant. Heikal a vécu dans le quartier d’Al-Hussein, riche en patrimoine et histoire. Tout près de sa maison se trouvait une bibliothèque pleine de livres sur le patrimoine et la littérature. Son oncle maternel était un passionné de lecture et l’avait encouragé à apprécier et à continuer la lecture. Son grand-père maternel avait également contribué à aiguiser son talent, l’amenant à mémoriser et à étudier le Coran dans son enfance par l’un des cheikhs qui se rendaient chez eux. Il écoutait également les cheikhs de haut rang et appréciait particulièrement Mohamad Réfaat. Heikal a également grandi en écoutant la voix de sa mère, qui lisait toutes sortes de livres. Son père était un marchand expérimenté, mais il ne savait ni lire ni écrire, et sa femme l’aidait à déchiffrer les livres. Il a alors connu la valeur du mot, de la lecture et des livres dès son plus jeune âge. Bref, il s’agit là brièvement de l’itinéraire de Heikal, qui est né journaliste.

 Heikal a excellé dans le choix des journalistes qui ont formé le groupe à travers lequel il a restructuré Al- Ahram à la fin des années 1950. Comment cela a-t-il eu lieu ?

— Effectivement, il savait comment choisir et possédait une vision sensible en ce qui concerne les personnes. Il y avait un nombre de journalistes qui avaient travaillé avec lui au journal Akhbar Al-Youm, tels Salah Montasser, Kamal Al-Mallakh, Tawkiq Bahari et autres, et il voulait qu’ils soient avec lui dans l’expérience de la restructuration d’Al-Ahram. Il avait en tête une place pour chacun d’eux. Mais avec la clarté de sa vision et sa confiance en la capacité de la réaliser, il n’a pas voulu faire de changements immédiats et m’avait dit : « Je ne veux pas perdre le lecteur d’Al- Ahram ». Il voulait que le changement soit graduel et bien étudié. C’est pour cela qu’il s’était fixé une durée d’un an et a pu réussir dans sa mission devant le conseil d’administration d’Al-Ahram et devant le lecteur.

— Est-ce que son succès ne l’a pas encouragé à être plus qu’un journaliste, surtout qu’il en était capable et que, plus tard, il était sur le point d’occuper un poste politique important ?

— Il était journaliste jusqu’à la moelle et ne s’est jamais vu autrement dans n’importe quelle phase de sa vie. Après son succès à Al-Ahram et après que les assises du gouvernement de la révolution ont été posées en plus de la réalisation de l’union avec la Syrie, tous les regards se sont retournés vers l’Egypte et à l’intérieur de l’Egypte, y compris vers Al-Ahram et vers Heikal.

A la fin des années 1950, on lui a proposé le ministère de l’Orientation (Al-Erchad), devenu plus tard le ministère de l’Information. Je l’ai entendu parler au téléphone avec le président Nasser, disant sur un ton de surprise et de refus : « Ministre, moi ministre ! ». Après l’appel téléphonique, il m’a dit : « Hedayat … ce n’est pas mon travail … accueillir des responsables ». A ce propos, il était très clair avec lui-même, il ne voulait pas que quoi que ce soit le distraie de son travail de journaliste, n’importe quoi d’autre était pour lui une perte de temps. Des années après, il a accepté avec réticence le poste de ministre de l’Information en plus de la charge de ministre des Affaires étrangères en 1970.

— Vous avez dit qu’il considérait que tout métier à part la presse était pour lui une perte de temps. Comment gérait-il son temps ?

— Le temps pour lui était très important, il refusait de le perdre et savait comment en profiter. Mais ceci ne signifie pas qu’il ne consacrait pas de temps aux sorties ou aux rassemblements de la famille, mais il était très organisé et donnait à chaque chose son temps. Les horaires et le respect des rendez-vous étaient pour lui très importants.

— Qu’en est-il de Heikal, le père ?

— Pendant sa première année à Al-Ahram, qui était l’année des pressions et du changement radical, notre fils Ali était encore très jeune, mais l’année suivante, Heikal avait adopté une habitude presque quotidienne, il prenait Ali avec lui dans la voiture sur le chemin d’Al- Ahram le matin et parlait avec lui, puis le chauffeur ramenait Ali à la maison. Le soir, Heikal et Ali s’installaient dans le balcon de la maison. Il lui parlait de tout comme s’il était grand et jouait avec lui comme un enfant. Cette relation a beaucoup influencé la personnalité de notre aîné qui est aujourd’hui un médecin de renom très cultivé. Puis Heikal a accordé le même intérêt à Ahmad, puis à Hassan. Le vendredi était pour lui le jour de la famille, il ne permettait pas que quoi que ce soit le préoccupe et l’éloigne de sa famille ce jour-là.

— A quel point son talent de gestionnaire aurait-il pu être affecté par certaines circonstances, surtout qu’il était en fonction à une époque critique de l’histoire de l’Egypte ?

— Heikal aimait sincèrement son pays ; quand quelque chose de bien se passait, il s’en réjouissait, et les mauvaises conditions le rendaient malheureux. Pour lui, ses relations avec les milieux politiques étaient des sources d’information pour son travail. Il ne montrait pas facilement ses sentiments et contrôlait ses émotions. Mais dans certains cas comme lors de la défaite de 1967, son émotion était claire, mais il a vite fait de se contenir et s’est concentré sur son travail. Je me rappelle que ce jourlà, je tentais de le calmer alors qu’il criait au téléphone : « Faites attention, le pays, le pays ». Moi, personnellement, je pleurais et je craignais que quelque chose de mal ne lui arrive.

— Est-ce qu’il vous écoutait quand vous essayiez de lui donner des conseils ou d’exprimer votre opinion ?

— En général, j’évitais de lui parler de politique, je le voyais « noyé » dans la politique et les affaires du journal tout au long de la journée. Je voulais que ce soit différent quand il rentre à la maison. J’avais l’habitude de lui parler des enfants, de la maison, de la famille et d’autres préoccupations loin de la politique. J’avoue que je ne l’ai aidé en rien. Il a tout fait tout seul. Tout ce que j’ai fait, c’est que je me suis efforcée d’assurer son confort et j’ai joué mon rôle d’épouse et de mère.

— Comment avez-vous vécu la détention de Heikal en 1981 sous le président Sadate, puis l’incendie de votre maison à Borqach en 2013 dans la foulée des troubles qui ont suivi 2011 ?

— 1981 a été très difficile pour les enfants et pour moi. Les garçons étaient conscients de ce qui se passait et de ses implications. Ali est né en 1955, et Ahmed était aussi un jeune garçon, Hassan est le plus jeune mais il comprenait aussi ce qui se passait. Mais ils se sont imprégnés du caractère de savoir séparer les choses et aussi de la nécessité d’être résilients dans les situations difficiles. En fait, ce sont mes enfants qui m’ont soutenue en 1981 et qui me soutiennent maintenant. Quant à l’incendie de la maison à Borqach, nous avons préféré garder le silence tous les deux.

— Heikal était aussi un artiste qui avait beaucoup de goût. Al-Ahram en témoigne, en particulier sa collection d’art rassemblée au fil des années. Quels étaient ses intérêts pour l’art ?

— Il était un artiste au sens propre du terme, un parfait connaisseur et il était profondément convaincu qu’il incombe à toute personne ou entité capable de soutenir les artistes d’accomplir ce rôle. Il a tenu à transmettre cet intérêt à ses enfants, il les emmenait aux musées et discutait avec eux de l’art et de la nouvelle production des artistes, que ce soit en Egypte ou à l’étranger. Lorsqu’il voyageait à l’étranger, si les circonstances le permettaient, il cherchait toujours à prendre le temps de visiter des musées ou d’assister à des spectacles musicaux et artistiques. Il y assistait dans l’esprit d’une personne profondément intéressée.

Même mon intérêt pour les arts et mes études en archéologie islamique (Hedayat Taymour est titulaire d’une maîtrise en archéologie islamique) étaient grâce à lui. C’est lui qui m’y a initiée. Quand mes enfants ont grandi, Heikal m’a encouragée à poursuivre mes études que j’avais arrêtées après le mariage. J’ai terminé mes études secondaires, puis il m’a conseillé d’étudier l’archéologie islamique, me donnant l’exemple des monuments que j’avais eu l’occasion de voir lors de voyages qui m’ont conduite en Espagne, en Tunisie et en Syrie. Et il a bien fait de choisir le domaine qui me convenait vraiment. Personnellement, j’aimerais que les sciences liées à l’archéologie soient enseignées différemment et de manière plus attrayante que les méthodes d’enseignement actuelles.

— Quels artistes et écrivains aimait-il particulièrement ?

— Oum Kalsoum occupait la tête de liste pour lui, et elle le méritait. Elle était une amie proche. Il a aussi aimé les voix de Fayza Ahmad et de Warda. Mais il n’écoutait jamais de chansons pendant qu’il lisait ou écrivait. Il préférait la musique classique et possédait une riche bibliothèque de disques. La musique classique l’aidait à se concentrer pleinement pendant son travail.

Pour ce qui est des écrivains, il lisait plusieurs parmi eux et a tenu à leur ouvrir les pages d’Al-Ahram, tels Naguib Mahfouz, pour qui il avait beaucoup d’amour et d’intérêt, ainsi que Gamal Al-Ghitani et autres. Il en est de même pour les poètes. Il aimait, en effet, beaucoup la poésie. Il a aussi suivi avec beaucoup d’intérêt le mouvement plastique des années 1950 et 60 en Egypte et à l’étranger. Sa capacité d’acquisition lui a permis de constituer une collection d’oeuvres de certains des grands artistes qui étaient encore à leurs débuts, tels que Tahia Halim, Ragheb Ayyad et autres.

— Heikal a quitté Al-Ahram en 1974. Comment était son rapport avec le journal après cette date ?

— Pour répondre à cette question, je tiens d’abord à préciser que pour Heikal, Al-Ahram était un esprit et une signification, et il a toujours voulu que ses membres reflètent cet esprit et cette signification. Il s’est intéressé à l’infrastructure d’Al-Ahram et l’a développée. Pendant son mandat, les locaux sont passés de la rue Mazloum au siège actuel de la rue Al- Galaa. Dans ce contexte, j’aimerais confirmer que les fonds utilisés dans la construction de ce nouveau siège étaient l’argent d’Al-Ahram et de ses employés. L’argent qu’il a réussi à faire durant son mandat. A l’époque, l’Etat n’a nullement contribué au financement du nouveau projet de construction. Je tiens à confirmer cette information, d’autant plus qu’il était très heureux de cette réalisation. Il était également heureux d’avoir construit un bâtiment qui reflète l’esprit d’Al-Ahram qu’il voulait, l’esprit d’appartenance et de solidarité. Avant de déménager à Al-Galaa, il me disait souvent : « Nous voulons que les journalistes et les ouvriers aillent inaugurer le bâtiment ensemble ». Ce qui fut. C’est l’esprit qu’il voulait pour Al-Ahram et qu’il a tenu à diffuser pendant les 17 années de son mandat de rédacteur en chef.

Après avoir quitté Al-Ahram en 1974, il a continué à travailler et à écrire dans l’esprit du journaliste. C’est d’ailleurs de cette manière que tout le monde le voyait. Je me souviens que lors d’un voyage aux Etats- Unis, Katherine Graham, la propriétaire du Washington Post, l’a invité à un dîner qui réunissait un groupe de journalistes américains de renom tels que James Reston. Sa valeur en tant que journaliste allait audelà de l’idée d’un poste ou d’un titre. Tout au long de sa vie, il s’élevait au-dessus de l’idée des « clans », ce qui lui a apporté succès et continuité. Il s’est élancé loin de toute restriction imposée par le poste de rédacteur en chef ou de sa proximité avec les cercles décisionnels en Egypte.

Il s’est créé un nouveau monde grâce à son nouveau bureau qu’il a installé à ce même étage ici dans notre maison. Il a pris soin de séparer le bureau de la maison. Jamais, je ne communiquais avec lui dans son bureau, sauf par nécessité, et j’observais son amour des fleurs en plaçant régulièrement une fleur sur son bureau.

Quant à Al-Ahram, il est resté présent avec lui. Heikal tenait à le suivre et à en parler comme s’il s’agissait de sa bien-aimée, à tel point que j’en étais jalouse.

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