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Farida Fahmy : Un véritable artiste doit être fier de son art et de sa valeur

Jihan Al-Gharabawy , Vendredi, 14 juillet 2023

A l’occasion de son 83e anniversaire et de sa récente décoration par le président Abdel-Fattah Al-Sissi, Farida Fahmy, première danseuse d’Egypte, revient sur son parcours exceptionnel.

Farida Fahmy

Al-Ahram Hebdo : Quelles sont les leçons les plus importantes que vous avez tirées de votre longue carrière ?

Farida Fahmy : Le perfectionnisme, il s’agit de faire les choses le mieux possible. C’est ce que m’a appris mon père, l’ingénieur Hassan Fahmy, et c’est la devise que j’ai suivie tout au long de ma vie et sur laquelle j’ai bâti mon succès. L’oisiveté est l’ennemi du succès. L’objectif est de faire des choses qui ont de la valeur et de laisser un impact profond et beau. Notre but n’a jamais été de gagner de l’argent. Peut-être que je suis la seule danseuse en Egypte dont l’histoire n’a pas commencé par la phrase : J’ai dansé pour ne pas mourir de faim et pour que ma famille et moi puissions vivre ! Nous aurions pu bénéficier d’un bon niveau de vie en choisissant d’autres emplois parce que nous tous, dans la famille de Hassan Fahmy et la famille de Ali Réda, mon époux, avions acquis un très bon niveau d’enseignement. Mais nous aimions la danse et nous connaissions sa juste valeur. Lorsque nous avons songé à former la troupe de danse Réda, nous ne nous sommes pas présentés immédiatement au public. Nous avons fait de longues années de préparation. Nous avons fait des études et des recherches. Nous avons recueilli les dictons et les chansons folkloriques. Nous avons enregistré les danses distinctives des habitants de chaque gouvernorat, oasis et région du pays, proche ou lointain. J’entrais moi-même dans les maisons des femmes dans les régions rurales et dans les oasis pour enregistrer leurs chansons dans les cérémonies de noces et les différentes occasions populaires. Tout ceci a formé nos sources d’inspiration.

J’ai reçu l’Ordre des Sciences et des Arts du premier degré quand j’avais à peine 27 ans et j’ai été dernièrement décorée par le président Sissi. Puis, j’ai assisté, il y a environ un mois, à une cérémonie d’honneur organisée par le ministère de la Culture au Palais du cinéma avec le public alors que j’approchais mes 83 ans. La différence entre les deux dates est d’environ 60 ans.

Le parcours n’a pas été facile tout le temps. Mais je faisais tout ce qui est en mon pouvoir. C’est ce qui me rend satisfaite aujourd’hui. Le raisonnement scientifique, l’engagement, la forte confiance en soi, je pense que ce sont les plus belles choses que j’ai héritées de mon père. Et l’amour bien sûr est la plus belle chose que la vie m’a offerte.

— Il est clair que votre père a fortement impacté votre personnalité …

— Mon père était un grand philosophe et satiriste. Il avait une influence difficile à oublier pour tous ceux qui l’ont connu. Sans lui, jamais nous n’aurions pu fonder la troupe de danse Réda. Il était son planificateur et son premier partisan financier et moral. Mon père était le chef du département de la production à la faculté d’ingénierie. Il a obtenu son doctorat en Angleterre. De retour en Egypte, alors qu’il était professeur à l’université, il a écrit un livre sur l’arabisation des termes d’ingénierie dont a rédigé la préface le doyen de la littérature arabe, Taha Hussein. Chaque fois que ce dernier rencontrait mon père, il lui disait : « Bienvenue à l’homme qui a ingénié la langue ! ». Au début, mon père parlait de moi comme d’une jeune universitaire qui est la fille du Dr Hassan Fahmy. Mais après notre succès, il a commencé à me dire : « Je suis maintenant fier parce que je suis le père de Farida Fahmy, la première danseuse d’Egypte ».

— Qu’en est-il du rôle de votre mari, Ali Réda ?

— Je vais vous raconter une histoire qui vous montrera la nature de ma relation avec Ali. Nous étions les invités d’une célèbre émission de télévision. La speakerine lui a demandé en ma présence : « A la maison, Farida Fahmy sait faire la cuisine aussi bien qu’elle sait danser sur scène ? ». Bien que j’aime vraiment cuisiner et que je cuisine très bien, Ali a voulu me taquiner et a répondu avec enthousiasme : « Bien sûr. Farida est une excellente cuisinière. Elle a l’un de ces plats de kechk, dur comme de la pierre ! ». La speakerine a ri, ainsi que le public dans le studio. Quand la caméra s’est positionnée sur mon visage, je n’ai pas ri. Je n’ai fait aucun commentaire. Je suis restée silencieuse. Le lendemain, Ali était en voyage et un groupe de femmes l’a vu dans la rue. Elles l’ont poursuivi et l’ont fortement blâmé à tel point de lui adresser des paroles coléreuses parce qu’il m’a critiquée devant les gens. Il est rentré à la maison et m’a raconté ce qui s’était passé alors qu’il se tordait de rires. Il m’a dit : « Aujourd’hui, j’ai découvert combien les gens t’aiment. Tu es certes la seule danseuse en Egypte que les femmes aiment plus que les hommes ! ».

Ali était mon ami, mon professeur et le dynamo de la troupe dans toutes les étapes de son succès. Il est l’amour de ma vie, et c’est lui qui nous a présentés au président Gamal Abdel-Nasser. Si Nasser ne nous avait pas encouragés et aimés, nous n’aurions pas atteint le niveau de renommée que nous avons atteint, que ce soit parmi les gens, à la télévision ou au cinéma. Notre rencontre avec Nasser a marqué le début de notre vocation en tant qu’ambassadeurs de l’Egypte à l’étranger. Jamais je n’oublierai le jour où j’ai dansé en présence de 55 rois et présidents du monde lors d’une cérémonie tenue à l’occasion de la Conférence afro-asiatique organisée par l’Egypte à l’époque de Nasser. Ce qui m’attriste vraiment est qu’après tout ce succès, tous ces efforts et toutes ces réalisations sincères, et après avoir reçu d’innombrables décorations en Egypte et à l’étranger depuis l’époque de Nasser jusqu’à celle du président Sissi, personne, y compris le Festival du film du Caire, n’a songé à décorer Ali Réda, le grand réalisateur qui a pensé et réalisé des centaines de films et de spectacles cinématographiques. Aucune institution n’a donné à sa carrière artistique et ses films importants leur juste valeur. Même le célèbre film Gharam fil Karnak (amour à Karnak) a été restauré en Arabie saoudite, pas en Egypte ! J’admire vraiment ce que fait maintenant l’Arabie saoudite pour honorer et célébrer l’art égyptien et les grands artistes, comme elle l’a fait pour les compositeurs Mohamad Al-Mougui, Hany Chénouda et d’autres.

— Le fait de ne pas être matérialiste étaitil l’une des raisons de votre succès dans la troupe Réda ?

— Nous n’étions pas tous riches. Au contraire, de nombreux membres de la troupe avaient besoin d’un revenu financier stable, et le premier d’entre eux était le compositeur Ali Ismaïl. Il était un grand musicien et un génie. Mais nous avions tous l’habitude de donner la priorité à l’amour, à l’art et au beau travail en toutes circonstances. Lors d’un voyage dans un pays africain, il y avait une mauvaise compréhension des consignes sanitaires, alors nous avons pris 4 comprimés de paludisme par jour, et certains d’entre nous ont presque perdu conscience avant de monter sur scène et n’ont pas pu participer au spectacle. Mais moi et la plupart des membres de la troupe, nous nous sommes efforcés d’aller devant le public et nous avons rassemblé notre courage et avec toute notre énergie, nous avons fait notre devoir et présenté le spectacle jusqu’à la fin. Le jour où Ismaïl est mort, nous avons appris la nouvelle quelques minutes avant le concert, et ce fut un choc violent. Nous étions à l’étranger et nous dansions les larmes aux yeux, mais le public n’a rien senti. Le public n’est pas responsable de nos circonstances.

Pendant la guerre d’usure avec Israël à la fin des années 1960, je suis allée avec la troupe là où les soldats de l’armée se trouvaient, dans une zone désertique. A cette époque, l’Organisme des affaires morales, au sein des forces armées, organisait des voyages pour les artistes afin de remonter le moral des soldats et du personnel de l’armée lorsqu’ils se trouvaient dans des camps éloignés. J’avais l’habitude de jouer la danse Hajala avec la troupe Réda, et le théâtre était un tissu de tente qu’ils ont peint avec de la cire et en ont recouvert le sol sablonneux. Il faisait très chaud et la cire est devenue glissante à cause du soleil brûlant au moment de la présentation. J’ai donc pensé à enlever mes chaussures et à danser pieds nus pour ne pas glisser en dansant. Et la décision n’était pas du tout une bonne idée parce que mes pieds ont brûlé complètement pendant la danse, raison pour laquelle On m’a emmenée à l’hôpital après le spectacle. Mais j’ai fini ma danse et personne n’a senti le désastre qui m’est arrivé alors que mes pieds brûlaient. Aujourd’hui, je regarde de près ma photo pendant cette danse particulière avec la loupe sur mes yeux. Je vois alors tous les soldats et les conscrits, le sourire aux lèvres. A ce moment-là, je sens que ce que j’ai fait valait la peine et la douleur. Je ressens alors une réelle satisfaction de moi-même et de mon long parcours.

— Auriez-vous souhaité faire plus pour le cinéma ?

— Bien sûr. Mais l’ancienne bureaucratie égyptienne était un très grand obstacle face à nous. Nous étions une troupe instruite, nous étions très fiers de nous-mêmes et nous n’obéissions pas aux ordres du ministre et des employés. Ils ne nous ont pas permis de faire plus de films, alors que nous aurions pu présenter des dizaines de films de spectacle agréables après le succès du film Gharam fil Karnak par exemple. Avant un concert auquel avait assisté le président Nasser, le ministre de la Culture nous a demandé de lui présenter d’abord la répétition du spectacle. J’ai refusé et lui ai dit : Demanderiez-vous à la diva Oum Kalsoum de chanter devant vous avant son concert ? Il a dit : Non. Je lui ai dit : Nous sommes comme elle et tant que vous ne lui demandez pas de faire une répétition devant vous, ne nous demandez pas la même chose. Après cet incident, nous n’avons pas bénéficié de l’appui du ministre, mais je ne l’ai pas regretté. Un véritable artiste doit être fier de son art, de sa valeur et de lui-même.

Est-ce que vous vous priviez des pâtisseries et des gourmandises pour garder la ligne ?

— Jamais. Je mangeais tout ce que j’aimais. Jamais je n’ai suivi de régime alimentaire sévère ni ne me suis privée d’un plat que j’aime. Mais les entraînements continus et les mouvements permanents pendant de longues heures de la journée suffisaient à brûler les calories superflues et à m’assurer la sveltesse et la silhouette élancée. Maintenant avec l’âge, les médecins m’interdisent certains aliments, surtout les sucreries. Bien sûr je bouge moins et je souffre de maux de dos et de problèmes dans la vésicule biliaire. Cependant, j’aime parfois enfreindre les règles et manger en cachette un petit morceau de sucreries !

— Suivez-vous les nouveautés dans l’art à l’échelle arabe et internationale ?

— Bien sûr. Je ne m’isole jamais des nouveautés dans l’art. Je suis avec intérêt les événements en Egypte et dans le monde. Tous les jours, je surfe sur mon appareil iPad. Vous serez surprise si je vous dis que suis une fan de certains jeunes qui chantent dans des festivals en Egypte. Comme un jeune appelé Karaouan qui a connu la notoriété avec sa récente chanson La plus belle. J’aime sa performance, son oreille musicale, sa voix forte et belle, sa mélodie joyeuse et son élégant mouvement de danse. Dans le monde, je suis des jeunes qui dansent dans le même style que l’ancien John Travolta et répètent des danses et des pas pour lesquels Michael Jackson était célèbre, par exemple. Cela signifie que la nouvelle génération peut wréinventer la nostalgie et danser dans le même style que ses prédécesseurs si l’art est réel, beau et honnête.

— Essayiez-vous dans votre jeunesse d’imiter des danseurs célèbres et des troupes étrangères mondialement connues ?

— Jamais. Je n’ai jamais senti que je pouvais exprimer ma personnalité en dansant le ballet par exemple. Chaque civilisation a sa propre façon de s’exprimer. Nous, en Orient, nous dansons d’une manière qui répond à la gravité, contrairement à l’Occident, qui danse le ballet, par exemple, contre la gravité avec des pas qui s’élèvent aussi haut que possible. J’ai réussi avec la troupe Réda parce que nous avons été honnêtes à être le reflet de notre société et de sa personnalité distinctive, de sa culture, de son histoire et de son style. Nous étions très égyptiens, originaux et créatifs, et non pas des imitateurs. Nous sommes une copie égyptienne originale et c’est le secret du succès, de la continuité et de l’amour des gens pour nous au sein de notre pays et à l’étranger.

— A propos de l’amour et de l’appréciation à l’intérieur et à l’étranger, quelle est l’histoire du bouquet de roses rouges que vous avez reçu du président Sadate alors que vous étiez malade dans un hôpital à Moscou ?

— Oui, c’est une nouvelle qui avait été publiée par le journal Al-Ahram le 5 février 1973. Et son histoire était très drôle. A ce moment-là, j’étais malade et je devais subir une opération délicate au dos, ce qui a nécessité mon voyage à Moscou. Et à l’hôpital là-bas, j’ai reçu un bouquet de roses rouges de mon pays et tous les médecins et le personnel hospitalier à cette époque s’interrogeaient sur son expéditeur. De telles roses ne poussent pas dans le froid de Moscou et n’existent que dans le jardin du Kremlin. Sadate les avait envoyées avec un représentant de haut niveau de la présidence, me souhaitant le rétablissement et le retour en Egypte pour accomplir ma mission artistique avec la troupe Réda et parmi mon grand public. C’était un beau geste que je n’oublierai jamais et que les journaux avaient rapporté pendant plusieurs jours.

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