Al-Ahram Hebdo : Que pensez-vous du prochain échange d’ambassadeurs entre Le Caire et Ankara ?
Mac Charqawi : L’échange d’ambassadeurs entre l’Egypte et la Turquie entraînera une augmentation des échanges commerciaux. Le président Abdel-Fattah Al-Sissi a souligné avoir convenu avec Erdogan de commencer immédiatement l’amélioration des relations diplomatiques, ce qui est certainement un grand pas sur la voie du rapprochement entre les deux pays après des années de désaccord sur diverses questions, comme le soutien de la Turquie à des parties opposées en Libye et à la confrérie terroriste des Frères musulmans.
— Quelles sont les raisons qui ont poussé le président Erdogan à accélérer le rapprochement avec l’Egypte ?
— La Turquie a tenté dans la période post-Printemps arabe de passer à l’initiative et de jouer un rôle régional actif. Elle a relevé le plafond de son discours politique face à plusieurs grands pays de la région, en particulier l’Egypte et la Syrie où elle a dépassé les bornes du langage diplomatique habituel. Par conséquent, elle a perdu beaucoup de choses, notamment son ouverture sur le monde arabe. Il ne faut pas oublier que la Turquie lorgne les opportunités économiques en Egypte. Cela était évident lors de la visite d’Erdogan au Caire en octobre 2011 au cours de laquelle il a signé 10 accords de coopération entre les deux pays dans les domaines de l’industrie, du commerce et de l’éducation. Il visait à augmenter le volume des échanges commerciaux de 3,5 milliards de dollars en cette année à 5 milliards en 2014 et 10 milliards en 2015. S’y ajoutent plusieurs facteurs géopolitiques régionaux, tels que le rapprochement saoudo-iranien et les tentatives de rapprochement de l’Iran envers l’Egypte, en plus des crises mondiales telles que la guerre russe contre l’Ukraine et les tensions dans les Balkans. Erdogan est connu pour ses revirements. Après avoir remporté à nouveau la présidence, il est passé de l’extrême droite à l’extrême gauche.
— Quels sont les arrière-plans politiques du changement de la politique d’Erdogan envers l’Egypte et la Syrie et ses effets sur la région ?
— Il faut faire le lien entre, d’une part, le rapprochement avec l’Egypte et, d’autre part, l’évolution des conjonctures internes de la Turquie, les répercussions de la grave crise économique, les énormes pertes causées par le tremblement de terre dévastateur qui a frappé de nombreuses régions turques, ainsi que le problème des réfugiés syriens. Une carte de pression qu’Erdogan utilise tout le temps contre l’Europe à tel point de brûler les tentes des réfugiés syriens aux frontières avec la Grèce pour forcer plus de 80 000 réfugiés syriens à entrer en Grèce et de là vers l’Europe. Sans oublier le problème kurde et le mécontentement des Etats-Unis à cause du système de missiles russes qu’Ankara a acheté, en plus des facteurs géopolitiques dont le monde et la région sont témoins. Tout cela a incité Erdogan à essayer d’effectuer une percée dans le dossier de la normalisation des relations avec les capitales arabes actives, en tête desquelles Le Caire, dans le but de montrer la capacité du gouvernement du Parti de la justice et du développement à établir des relations amicales avec les pays arabes après des années de tension.
— Quels sont les dommages causés à la Turquie d’Erdogan en raison de son soutien aux Frères musulmans ?
— Les positions d’Erdogan envers l’Egypte lui ont valu de larges critiques politiques de la part des partis d’opposition. C’est ce qu’il cherche à éviter dans la période à venir en se rapprochant de l’Egypte et de certains pays de la région, comme en témoigne son enthousiasme pour la participation de la Turquie à la conférence de « Bagdad 2 » qui s’est tenue dans la capitale jordanienne le mois dernier. Ceci a représenté une autre tentative de rapprochement avec les Etats de la région malgré les critiques arabes à la présence militaire turque sur les territoires iraqiens et syriens. Mais cela demeure un indicateur de l’amélioration des relations entre Ankara et un nombre d’Etats arabes, avec à leur tête l’Egypte qui est la pierre angulaire non seulement du monde arabe, mais aussi de toute la région. L’amélioration des relations égypto-turques est dans l’intérêt de toute la région. Les pas à venir détermineront les relations avec d’autres pays comme la Libye, la Syrie et l’Iraq. Quitte à servir en fin de compte l’intérêt de la sécurité et de la paix mondiales.
— Le rapprochement entre l’Egypte et la Turquie va-t-il transformer les équilibres géopolitiques de la région ?
— Au cours des dix dernières années, la région a connu une escalade occidentale majeure contre l’Iran, ce qui a provoqué des différences majeures et ouvert des dossiers complexes. Certains estiment que la région connaît une reconfiguration pragmatique entre les pays de la région. Ce qui peut contribuer à l’émergence de nouvelles alliances qui amènerait ces pays à chercher une solution aux crises profondes dont ils souffrent. En particulier les crises économiques et politiques, notamment celles qui ont suivi la guerre en Ukraine. Au cours des trois dernières Administrations américaines successives, les crises arabes n’ont pas trouvé de solution parce qu’il y a eu une gestion de crise et non pas une solution. Ce qui a conduit à la projection de ces crises dans l’avenir et donc à plus de complexité et d’escalade de manière exagérée contre l’Iran, ce qui a accru les souffrances de la région. Le résultat a été que de nouveaux pays se sont trouvés acteurs dans le contexte politique actuel, comme la Chine, qui a parrainé une réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Les prochains jours seront témoins de développements qui pourraient affirmer cette reconfiguration régionale en question. Il existe à l’horizon des développements dans les relations égypto-iraniennes et syro-égyptiennes, avec le retour des relations égypto-turques. Mais les signes d’ouverture après l’échange de visites entre les ministres des Affaires étrangères de l’Egypte et de la Turquie sont un excellent indicateur de la poursuite du rapprochement avec l’Egypte. Un peu plus tôt, à l’ouverture de la Coupe du monde de football au Qatar dans la capitale Doha, nous avons entendu les remarques d’Erdogan à la suite de sa poignée de main avec le président Sissi. Il a dit qu’il avait parlé avec le président égyptien pendant 45 minutes et qu’il était très heureux de sa rencontre. Il a également dit que le processus d’établissement des relations avec l’Egypte commencera par des réunions au niveau ministériel, puis les relations se développeront et qu’il n’y a pas de rivalité permanente en politique.
— Quelles sont les répercussions attendues du rapprochement arabo-turc sur le dossier du gaz naturel en Méditerranée orientale ?
— Certes, l’un des points de tension entre la Turquie et l’Egypte était le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, qui regroupe plusieurs pays, dont l’Egypte, dans le but d’acheminer le gaz du Moyen-Orient à travers la Méditerranée vers les marchés européens. De nombreux opposants à la Turquie appartiennent aux membres du Forum du gaz, ce qui a donné à la Turquie le sentiment d’être assiégée. Ce bloc a incité la Turquie à conclure plusieurs accords avec la Libye, en particulier sur la rive sud de la Méditerranée, affirmant que les deux pays ont des droits territoriaux sur la mer, ce qui a fait craindre une éventuelle confrontation. Certains sont allés jusqu’à penser que le rapprochement égypto-turc pourrait être décevant pour la Grèce, l’un des ennemis de longue date de la Turquie. Celle-ci a estimé qu’elle perdra son avantage concurrentiel du fait que la Turquie sera moins isolée dans la région. Mais à mon avis, ce rapprochement réduira les risques en Méditerranée orientale, ce qui est bénéfique pour le monde et pour les lignes de production et d’approvisionnement énergétiques. Je pense également qu’il y aura une meilleure chance d’inclure Ankara dans le Forum du gaz de la Méditerranée orientale.
— Quels sont les effets à attendre du rapprochement égypto-turc sur le dossier libyen ?
— D’après mes propres informations, des mesures ont été prises et on est convenu de points spécifiques concernant la présence turque en Libye et son soutien à l’une des parties en conflit. Le dossier libyen est sans aucun doute l’une des questions les plus importantes qui seront mises sur la table par l’Egypte en raison du soutien de la Turquie au gouvernement sortant. Les résultats finaux ne sont pas encore clairs, mais il est certain que la Turquie et l’Egypte coopéreront plus étroitement et qu’une percée majeure se produira sans aucun doute dans le dossier libyen grâce au rapprochement égypto-turc.
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