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Abdel-Rahman Salah : Un rapprochement de la Turquie envers l’Egypte est probable après les élections

Heba Zaghloul , Vendredi, 17 février 2023

Dernier ambassadeur d’Egypte à Ankara (2010-2013) et auteur du livre Je fus ambassadeur chez le sultan, Abdel-Rahman Salah revient sur les évolutions de la politique étrangère turque dans la région et l’impact des séismes sur la politique interne.

Abdel-Rahman Salah

 Al-Ahram Hebdo : Quelles sont les conséquences des séismes sur les prochaines élections en Turquie ?

Abdel-Rahman Salah : Les conséquences sont négatives, surtout que le président turc venait d’annoncer que les élections seraient avancées de juin à mai. Il espérait ainsi surprendre une opposition qui n’est toujours pas d’accord sur son candidat présidentiel. Il s’agit également d’un séisme qui touche même la base électorale d’Erdogan, car il y a une grande colère de la population dans le sud et l’est du pays à cause du nombre élevé de victimes. Cette population pointe du doigt la corruption, notamment le grand nombre de permissions de constructions octroyées par les municipalités en dépit du fait que les normes de sécurité stipulées dans la loi depuis 1999 ne soient pas respectées. La colère est aussi due au retard de l’arrivée des secours qui n’étaient pas assez préparés à une telle ampleur de destruction. Le fait qu’Erdogan, lors de son premier déplacement sur les lieux du sinistre, mentionne « le destin » comme première cause n’a pas arrangé les choses. Certains pensent que ce qui s’est produit après le tremblement de terre de 1999, à savoir la perte des élections du gouvernement au pouvoir, pourrait se répéter lors des prochaines élections, surtout avec la crise économique que traverse la Turquie.

— Avant le séisme, la Turquie se dirigeait vers une réconciliation avec le régime syrien. Quelles sont les raisons de ce revirement de position ?

— La principale motivation est la politique intérieure turque. Erdogan vise les prochaines élections. Or, sa popularité est menacée à cause de la crise économique et de la présence de 4 millions de réfugiés syriens et les soi-disant attaques terroristes du PKK kurde. Il a aussi des raisons liées à la politique étrangère. Il voudrait une relation équilibrée avec les Russes, mais aussi il prend en compte les changements de la politique des pays du Golfe. Ces derniers, qui jadis étaient contre le régime de Bachar Al-Assad, ont également changé de position et cherchent à construire une coalition sunnite en écartant l’Iran de la Syrie, et ce, en incitant la Turquie à se réconcilier avec Damas. La Turquie, de son côté, a besoin d’une aide économique et d’investissements étrangers, et les pays du Golfe lui fournissent cette aide. Sur le plan interne, Erdogan fait face aux critiques de l’opposition, qui considère que sa politique a contribué à engendrer la crise des réfugiés syriens, que la Turquie paye le prix de son soutien à l’« islam politique » durant le Printemps arabe. Pour l’opposition, ces positions prises par Erdogan sont des mauvais choix. Tous ces facteurs ont poussé la Turquie à se réconcilier avec l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, à se rapprocher de l’Egypte et aujourd’hui, c’est au tour de la Syrie.

— Pourquoi la réconciliation turque avec l’Egypte n’a-t-elle pas réussi autant que celle avec les Emirats et l’Arabie saoudite ?

— Il faut d’abord comprendre que lorsque la relation entre l’Egypte et la Turquie s’est détériorée en 2013, les deux pays ont maintenu les relations économiques et commerciales. En revanche, pour des raisons de sécurité, l’Egypte a suspendu le « Ro-Ro », la ligne de transport maritime qui permettait de relier la Turquie aux pays du Golfe via l’Egypte. Cette route passe désormais par Israël et la Jordanie. Cependant, la relation militaire et politique s’est fortement dégradée. Aujourd’hui, si la réconciliation n’a pas abouti, c’est qu’il existe d’autres points de discorde entre les deux pays à part le dossier syrien. En premier lieu, le soutien turc aux activistes Frères musulmans qui ont été accueillis à Istanbul. Même sur ce volet, il faut préciser que la Turquie a fait certains progrès en fermant des chaînes de télévision islamistes anti-égyptiennes ou en demandant à des Frères musulmans de quitter le pays, même s’il leur a octroyé la nationalité turque pour qu’ils puissent résider ailleurs. Deuxièmement, il y a le problème de la Libye. La Turquie envoie des réfugiés syriens en tant que mercenaires en Libye, et aussi vers d’autres pays africains, ce qui est perçu comme une menace pour la sécurité nationale (de l’Egypte). Il y a aussi les aspirations impérialistes de la Turquie qui font que cette dernière reste présente en Libye. Le problème est que le gouvernement libyen actuel n’est pas légitime et donne carte blanche à la Turquie pour exploiter les ressources énergétiques du territoire libyen, des eaux territoriales et une zone économique exclusive. Tout cela va à l’encontre des intérêts des Libyens, mais aussi ne prend pas en considération le droit des pays voisins, que ce soit l’Egypte, la Grèce ou encore Chypre. Ces problèmes doivent encore être résolus.

— Un pas en avant a été effectué avec la poignée de main entre le président égyptien et le président turc et le récent entretien téléphonique ...

— Cet appel de la part du président égyptien était pour présenter les condoléances et permettre au secours égyptien d’intervenir. L’Egypte a toujours présenté une aide à la Turquie à la suite de chaque tremblement de terre sans prendre en compte les différends politiques. Je m’attends à ce qu’il y ait un rapprochement entre les deux pays peu importe le résultat des élections, que ce soit Erdogan ou l’opposition, qui a d’ailleurs toujours critiqué la politique de ce dernier envers l’Egypte. Quant à Erdogan, il est conscient qu’environ 30 % de ses supporters sont toujours fidèles aux Frères musulmans et il ne veut pas les contrarier avant les élections, et c’est donc probablement l’une des raisons pour lesquelles la réconciliation sur ce volet n’a pas encore abouti. Personnellement, je ne m’attendais pas à ce que cette poignée de main entre le président égyptien et le président turc à Doha arrive après les élections, mais je pense que la Turquie a de sérieux problèmes économiques et qu’Erdogan avait besoin de faire ce pas.

— Dans votre livre, vous expliquez que ces mauvaises décisions viennent du fait que le président turc n’a pas écouté ses conseillers durant le Printemps arabe …

— Le succès d’Erdogan provenait du fait qu’il recrutait des conseillers laïcs. De même, dans sa politique étrangère, il prenait en compte les avis d’anciens ambassadeurs laïcs qui ne faisaient même pas partie de l’AKP. Erdogan suivait aussi à la lettre les instructions du FMI. Il avait ainsi réussi à créer une classe moyenne d’industriels et d’hommes d’affaires qui faisait la promotion du pays en Europe. Mais avec le Printemps arabe en 2011, il a mis à la porte ces experts qui étaient de renommée internationale, et les a remplacés par des membres de sa propre famille, comme son beau-fils à la tête de la Banque Centrale, ainsi que des membres de son parti. Il a donc dévié du modèle laïc dont il était lui-même fier. Et c’est d’ailleurs ce que lui reproche l’opposition : son implication en Syrie, son soutien aux Frères musulmans au détriment de ses alliés l’Egypte et les pays du Golfe, et également le fait d’avoir créé des animosités avec des alliés occidentaux comme la France ou l’Allemagne.

— Vous terminez votre livre par une note optimiste concernant un revirement de la politique étrangère turque …

— En effet, une grande partie de mes prédictions se sont réalisées alors que nombreux de mes collègues ou encore des experts ne croyaient pas qu’Erdogan pouvait changer de position tant que ses attaques à l’encontre des régimes qui ne suivent pas l’islam politique étaient virulentes. Erdogan pensait que ce mouvement allait dominer le Moyen-Orient et que, lui, il serait alors en contrôle, surtout que la plupart des organisations islamistes le voyaient, lui et son parti, comme un modèle à suivre. Mais la réalité fut toute autre et il en a payé le prix. Même au niveau international, les pays occidentaux ne le considèrent plus comme le modèle d’un islamisme modéré. Aujourd’hui, il fait donc marche arrière et peu importe s’il croit encore en l’islam politique, il reste un leader pragmatique. D’où le rapprochement avec l’Egypte et les pays du Golfe qui ont un intérêt à ce que la Turquie abandonne son soutien à l’islamisme politique, ainsi que ses efforts qui visent à déstabiliser les gouvernements qui ne suivent pas cet islamisme, que ce soit en Syrie ou en Libye par exemple.

— D’où le revirement de sa position

— En effet, sa politique de 2013 a été désavouée par son propre peuple qui l’a considérée comme un fiasco. Il a ainsi perdu, lors des élections municipales des villes phare comme Istanbul, Ankara ou encore Izmir. Il est donc très inquiet au niveau de sa popularité. Et vu qu’il est pragmatique, il n’a pas honte de faire demi-tour même s’il ne va pas admettre ses échecs. Je m’attends donc à ce qu’il y ait d’autres changements après les élections turques de la part d’Erdogan (s’il remporte les élections). D’autant plus que le monde traverse une période de transition passant d’un ordre unipolaire à un multipolaire, ce qui donnera lieu à des puissances régionales de plus en plus autonomes, comme c’est déjà le cas aujourd’hui.

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