Al-Ahram Hebdo : Pouvez-vous nous donner une idée de ce qui se passe en ce moment. Les appels à de grandes manifestations continuent-ils ?
Shihab Ibrahim Eltayeb: Les manifestations, sit-in et autres formes d’expression civile n’ont jamais cessé car, au sein même de la masse, qui a réussi à déclencher le premier changement démocratique après le 11 avril 2019, il y a des revendications différentes et chaque groupe a ainsi commencé à exprimer ses intérêts. Après les événements du 25 octobre dernier (la destitution du gouvernement civil), la mobilisation s’est poursuivie sous forme de marches hebdomadaires. Cette fois, l’objectif est de revenir sur le chemin de la transformation démocratique. Des formes de résistance pacifique sont organisées qui, selon nous, pourraient conduire à une grève puis à une désobéissance civile.
— Mais parallèlement au mouvement de la rue, n’y a-t-il pas de dialogue entre le pouvoir militaire et l’opposition civile, surtout que la médiation du mécanisme tripartite (Onu, UA et IGAD) est à l’arrêt ?
— En tant que Forces de la liberté et du changement, nous avions boycotté le dialogue adopté par le mécanisme tripartite, car nous pensons que tout processus politique, pour être crédible, doit être mené sur plusieurs étapes. A chaque étape, des sujets spécifiques sont déterminés et, sur la base de ces sujets, les parties impliquées dans cette étape sont déterminées.
Le mécanisme tripartite, en particulier l’Union africaine et l’IGAD, avait précipité les choses et imposé un dialogue qui inclut toutes les parties. Un tel dialogue ne pouvait donc pas aboutir à un résultat. Au contraire, il a aggravé encore la crise, nous avons donc décidé de le boycotter. En fait, ce dialogue est simplement un échec total.
— Et pourquoi existe-t-il un autre dialogue, officieux, parrainé par les ambassades saoudienne et américaine à Khartoum ?
— Il s’agit d’une conversation directe entre nous et un groupe de militaires du conseil au pouvoir. Ce dialogue était une tentative d’engager un processus politique, mais il a été bloqué par les divergences entre les militaires eux-mêmes, et il a été immédiatement interrompu après le dernier discours de Abdel-Fattah Al-Burhan (ndlr: le général soudanais à la tête du pays).
— Ce dialogue a été d’ailleurs critiqué car certaines parties en ont été exclues. Quel était le rôle joué par Washington et Riyad dans ce processus ?
— Le Royaume saoudien et l’Administration américaine sont deux parties internationales qui ont du poids et des intérêts avec le Soudan. L’Arabie saoudite craint que l’instabilité au Soudan n’affecte la sécurité en mer Rouge, surtout avec la formation d’alliances qui ont commencé à émerger entre certaines composantes militaires telles que les Forces de soutien rapides (SFR, forces paramilitaires) et la Russie. L’Arabie veut un gouvernement exécutif qui ne menace pas la sécurité de cette région. Quant aux Américains, leurs craintes se résument au fait que la situation actuelle donne aux Russes l’opportunité d’intervenir via le Soudan dans les pays de l’Afrique centrale. Ils veulent créer une percée qui ouvre la voie à un processus politique, et c’est ce que nous a clairement dit l’émissaire américain dans la Corne de l’Afrique.
— Comment envisagez-vous de parvenir à une telle percée ?
— Nous avons présenté notre vision, celle de la liberté et du changement, qui consiste à créer un processus politique avec les militaires, mais qui ne soit pas basé sur un retour du partenariat avec eux. D’ailleurs, ils sont cosignataires avec nous du document constitutionnel de 2019. Les militaires ont, de leur côté, proposé une autre forme de partenariat à travers la création d’un Conseil suprême des forces armées, dont les pouvoirs seraient de superviser la Banque Centrale du Soudan, les affaires étrangères, en plus des institutions souveraines comme la justice et le Parquet. Ils veulent également garder la sécurité et la défense. C’était leur réponse à notre proposition. Ils veulent maintenir une présence dans les structures du pouvoir. Nous réclamons, de notre part, que les cinq représentants militaires au Conseil de souveraineté soient remplacés par des civils.
— Al-Burhan n’a-t-il pas annoncé qu’il voudrait laisser le champ libre à un gouvernement civil ?
— Il l’a répété à plusieurs reprises, mais l’emballage était différent cette fois-ci. Il a confirmé son intention d’être le gardien des institutions civiles. Le Conseil de souveraineté a d’ailleurs nommé des officiers de police et de l’armée comme ambassadeurs au ministère des Affaires étrangères. Ils serviront dans les pays voisins (Soudan du Sud, Libye, Tchad et Erythrée). Cela reflète, en effet, le conflit en cours entre les différentes forces militaires. Parce que l’un des défis et menaces qui pèsent sur le Soudan désormais est la multiplicité des armées et la présence de milices paramilitaires. Et les forces armées régulières tentent de les isoler alors que ces milices, comme les SFR, cherchent à exploiter leurs relations avec les pays voisins.
— A quelle étape des négociations êtes-vous alors entrés dans une phase d’attente ?
— Disons que nous sommes entrés dans une nouvelle phase après le dernier discours d’Al-Burhan, mais il n’est pas question pour nous de nous engager dans un dialogue qui traite des structures de pouvoir des militaires, et en même temps, nous ne pouvons pas laisser planer le vide. Par conséquent, les Forces de la liberté et du changement ont organisé un dialogue avec les autres forces pour former une coalition et établir une stratégie pour faire face à la situation actuelle, et l’une de ces démarches a été notre récente discussion avec la communauté internationale avant le sommet de Djeddah (entre le président américain et des dirigeants arabes). Nous avons réclamé une plus grande pression sur les militaires pour qu’ils abandonnent le pouvoir et passent directement à une discussion sur le sort de l’institution militaire et son impact sur le processus politique à l’avenir.
— Il y a des divisions au sein même des groupes d’opposition. Y a-t-il une possible alliance ?
— Les conflits entre les forces civiles est une situation normale en raison de leur composition et de leurs idéologies. Dans les gouvernements de coalition, ces différends sont réglés par des compromis, des accords et des quotas, et s’il n’y a pas de consensus, les accords s’effondrent et ces alliances sont reformulées. Un conflit civil se termine inévitablement par un règlement, mais les conflits entre militaires se traduisent toujours par des affrontements. Ainsi, les appels à l’union entre des forces civiles vont dans plus d’une direction, et l’objectif stratégique est la transformation démocratique et la restructuration des institutions. Le principal différend est peut-être avec le Parti communiste qui, de par sa nature, veut achever la révolution en écartant les militaires.
La transition est généralement accompagnée d’une fragilité des institutions de l’Etat, car de nombreux intérêts sur lesquels elles ont été construites s’effondrent, et il est naturel que les forces armées soient elles-mêmes fragilisées. Les forces armées ne peuvent pas prendre position en présence d’une pluralité de paramilitaires. Il y a huit armées au Soudan. Nous voulons empêcher les forces armées d’avoir un impact sur le processus politique et civil, et c’est la principale différence avec le Parti communiste.
Lien court: