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Eric Oechslin : Le rôle de l’Etat providence est primordial en temps de crise

Amira Doss, Lundi, 13 avril 2020

Un rapport publié cette semaine par l'Organisation Internationale du Travail (OIT) révèle qu'environ 1,25 milliard de travailleurs à travers le monde courent le risque de licenciement ou de réduction de salaire. Eric Oechslin, directeur du bureau de l'Egypte et de l'Erythrée, de l'OIT, explique à Al-Ahram Hebdo les répercussions que peut avoir la crise actuelle sur le marché du travail.

Eric Oechslin

Al-Ahram Hebdo : Le marché du travail affronte sa plus grave crise. Quel est le véritable poids de la crise actuelle sur le secteur de l’emploi ?

Eric Oechslin : Personne ne peut préciser si on est au début de la crise, au milieu ou à la fin. Il suffit de voir par exemple l’évolution de la crise aux Etats-Unis, ou ce qui se passe au Japon, on pensait qu’il n’était pas affecté, et il commence à adopter les mêmes politiques de confinement. On est dans une période d’in­certitude sur la durée de la crise et donc forcément, de l’impact de cette crise. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) a publié un rapport cette semaine qui essayait de calculer les pertes en termes d’heures de travail et le nombre probable de chômeurs dans le monde vers la fin de l’année, personne ne peut le prédire. Les chiffres révèlent qu’il y a une baisse de 6,7 % des heures de travail, ce qui correspond à 195 millions de travailleurs. C’est l’une des plus fortes baisses depuis la Seconde Guerre mondiale. On le voit aussi dans beaucoup de pays en termes de Produit National Brut (PNB) qui a baissé par exemple en France de 6 % au premier tri­mestre de 2020. Le monde du travail et celui de l’entreprise vivent la crise la plus forte.

— Y a-t-il des secteurs qui sont plus touchés que d’autres ? Si oui, lesquels ?

— Oui. Il y a d’abord ceux qui sont touchés humainement comme le personnel de la santé. Les conditions de travail très dures pour les médecins, les infirmières et l’ensemble du personnel hos­pitalier. Ils sont les plus touchés moralement et physiquement, il faut réfléchir à des moyens pour les protéger car ils sont en contact direct avec les personnes atteintes. C’est un secteur qu’il faut abso­lument soutenir pour maintenir l’apport aux soins aux malades. Les secteurs, qui sont fortement touchés, en Egypte et dans beau­coup d’autres pays, sont évidemment le tourisme et le transport aérien. Les compagnies aériennes, qui sont en arrêt total, connais­sent une situation financière difficile. Dans la plupart des pays du monde, hôtels et restaurants sont fermés. Le rapport de l’OIT montre que le secteur de l’hôtellerie et la restauration est le plus touché. D’autres sont dans un statu quo comme l’immobilier, les gens n’achètent pas, ne louent pas. Le marché automobile aussi. D’autres secteurs profitent de la situation actuelle comme la fabri­cation de masques, les secteurs alimentaires aussi fonctionnent bien malgré le confinement.

— Est-ce qu’une gestion de crise au niveau international est nécessaire en ce moment délicat ?

— Chaque pays a pris des mesures très précises en termes de soutien du marché de travail. Chaque pays prévoit également un stimulus budgétaire pour relancer l’économie après la crise. Au niveau régional et mondial, les organisations internationales ou régionales ont un rôle. Chaque pays doit prévoir un paquet budgé­taire pour maintenir le minimum d’activités et assurer les besoins de santé. L’OIT travaille sur 4 axes. Stimuler l’économie, tout ce qui est politique fiscale et monétaire, soutien financier à des sec­teurs spécifiques, aux entreprises, à l’emploi, extension de la pro­tection sociale, l’aide-paiement de taxes, etc., protection des tra­vailleurs et protection dans les lieux de travail, télétravail, congés payés ou chômage partiel. Le dernier axe c’est de renforcer le dialogue social pour absorber le choc auquel font face toutes les entreprises.

— Comment collaborez-vous avec le gouvernement égyptien pour trouver des mécanismes et des solutions aux travailleurs touchés par la crise ?

— Nous travaillons avec le ministère de la Main-d’oeuvre sur les questions des travailleurs informels pour voir les mécanismes de soutien possibles. Il est important de voir quelles sont les poli­tiques budgétaires qui peuvent être mises en place et maintenir le niveau actuel de production. Nous coopérons aussi avec eux pour voir les systèmes de protection de santé des travailleurs. Nous travaillons aussi avec le ministère de la Solidarité sociale sur les systèmes de cash transfert. Ils ont décidé d’étendre le nombre de bénéficiaires, en termes de durabilité et d’efficacité de cette cou­verture. Nous collaborons aussi avec le ministère du Commerce et de l’Industrie, nous offrons des programmes de formation aux personnes qui vont être touchées par la crise, celles qui vont se trouver hors du marché du travail. On essaye d’adapter nos propres outils, d’offrir des formations en ligne comme celle sur l’éducation financière. Nous sommes là comme des conseillers, avec la parti­cipation du gouvernement, nous faisons des recom­mandations pour améliorer le système de protection sociale. Nous faisons un travail de consultants sur les études de faisabilité. Nous sommes en contact avec les employeurs, les syndicats et les Fédérations des industries égyptiennes.

Il y a un travail qui peut être fait. On peut faire réorienter un certain nombre de travailleurs journa­liers vers des secteurs en demande. Une reclassifica­tion et une reformation sont possibles dans les sec­teurs où il y a un potentiel plus important, comme la construction, l'agriculture et la collecte.

— Tout le monde s’interroge sur la durée de la crise. Jusqu’à quand les gouvernements pourront continuer à offrir les ser­vices de base à leur population et assumer ce rôle de soutien ?

— Tout dépendra de l’impact de la crise. Il y a le côté pure­ment sanitaire et puis ses différentes retombées. L’important pour le moment c’est de savoir quelles sont les mesures mises en place. Il est vrai que ces mesures ont un coût. La Russie, par exemple, a décidé de considérer le mois d’avril comme un mois chômé. En France, le chômage en temps partiel permet aux gens d’être en chômage partiel pour un mois ou deux. Il a été parmi les solutions adoptées lors de la crise de 2008. L’Egypte est un bon exemple avec les décisions de soutien au secteur de tou­risme, en protégeant les employés pendant la crise. Une fois la crise terminée, je suis sûr que l’Egypte retrouvera les 14 millions de touristes. L’important c’est de soutenir l’économie et l’em­ploi pendant cette période, en limitant les effets en termes de chômage et de faillite. Des mesures importantes ont été prises comme la baisse des taux d’intérêt, les délais dans les paiements des impôts et la diminution des coûts des services essentiels. Mais on souhaite aussi des solutions coordonnées.

— La baisse des salaires dans le secteur privé fait débat actuellement. Que pensez-vous de cette mesure ?

— La plupart des entreprises font face à une baisse de la produc­tion, à des marchés qui ferment, à des problèmes d’exportation, ou même à des difficultés au niveau du marché local. L’importance du dialogue social c’est de trouver un accord au sein des entreprises, entre les employés et les employeurs sur les conséquences et les réductions de salaires. Chaque entreprise a une approche diffé­rente. C’est au cas par cas.

— Certains pays sont largement touchés par la baisse des cours du pétrole. Quelle influence sur l’Egypte ? A quel point faisons-nous face à une crise globalisée ?

— L’Egypte a différents partenaires économiques, le Moyen-Orient, l’Europe, l’Asie, la Chine, les Etats-Unis. Elle commence à développer aussi beaucoup de relations commerciales avec le reste de l’Afrique. Il est important d’avoir un portefeuille très diversifié de partenaires, pour ne pas subir toute crise.

— Le protectionnisme et les systèmes d’autosuffisance consistent-ils une réponse à la crise ?

— Je ne crois pas qu’il faille remettre en cause la mondialisation. La pandémie n’est pas liée à un modèle économique. Le protec­tionnisme et une économie fermée peuvent être une source de difficulté et les échanges commerciaux sont importants. Ce qui est intéressant à voir par contre c’est le rôle de l’Etat dans ce système. Il a un rôle très important à jouer dans ce genre de situations, pour protéger les travailleurs, relancer l’économie, et si l’Etat n’est pas capable de jouer ce rôle, l’effet de la crise sera bien fort. Pouvoir investir dans le système de santé, dans des politiques monétaires et budgétaires. L’Etat providence a un rôle extrêmement important, et on le voit. Il ne s’agit pas là du modèle de « lamain invisible » envisagée par Adam Smith. Les hôpitaux publics sont en première ligne par exemple.

— Justement, comment cette crise a-t-elle mis l’accent sur l’importance du rôle de l’Etat ?

— D’abord pour la protection des gens, pour ce qui est du système sanitaire public et de l’engage­ment en matière de protection de la population. Le deuxième point est la protection sociale, avoir des systèmes de compensation, etc. Vient ensuite le rôle économique. L’Etat c’est la stabilité. En France, il y a toujours eu des débats autour du budget alloué à la santé, qui était en diminution. Quand on voit le nombre de médecins ou d’infirmières par habitant, le coût du budget de la santé, il faudra des systèmes plus efficaces pour pouvoir répondre à ce genre de crises. Au niveau national, il peut y avoir des accords qui puissent intégrer le rôle du secteur et des hôpitaux privés.

— De nombreux pays commencent à aborder la question du déconfinement pour relancer l’économie. Qu’en pensez-vous ?

— En Egypte, il y a eu une très bonne coopération avec l’OMS. Le confinement est un passage obligatoire pour éviter la transmis­sion communautaire et la croissance exponentielles. Ce qui n’est heureusement pas le cas pour l’instant pour l’Egypte. Le confine­ment n’est pas un choix, c’est plutôt une sorte d’obligation. Mais il est certain que tout le monde ne peut pas être en télétravail. Certains travailleurs doivent être sur place. L’essentiel est donc de garantir une sécurité dans les lieux de travail : distanciation sociale, port du masque, mise en place d’un système de rotation, etc.

— Oui, mais certains pays doivent faire le choix difficile entre l’arrêt quasi total et la reprise avec tous les risques qu’elle comporte …

— Aujourd’hui, New York, l’Etat le plus affecté aux Etats-Unis, est totalement à l’arrêt. L’Italie est arrivée à un point où la crois­sance du nombre de cas a tellement été exponentielle qu’il a fallu arrêter la plupart de l’économie parce qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Si on arrive à trouver un moyen de limiter la contamina­tion tout en gardant une part de la production qui fonctionne, c’est tant mieux.

— Quel serait le pire scénario économique que puisse engendrer la crise actuelle ?

— Il n’y a pas de risques pour le système bancaire, on n’est pas en crise et la situation est bien meilleure que celle de 2008 où les banques étaient vraiment dans un état déplorable, cer­taines ont même disparu. Les risques sont plutôt au niveau de certains secteurs économiques, notamment les petites entre­prises qui peuvent faire faillite. Malheureusement, on n’y peut rien. Il est important de soutenir les entreprises et s’assurer qu’il n’y ait pas de licenciements, de tenter de trouver un sys­tème de flexibilité et de protection qui permet aux entreprises de survivre. La protection des acteurs du marché du travail est une priorité. On est dans une situation où il faut faire preuve de solidarité.

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