Al-Ahram Hebdo : En 2016, la Banque Africaine de Développement (BAD) a lancé une initiative ambitieuse visant à créer 25 millions d'emplois sur le continent africain d’ici 2025. Quelle en est la philosophie ? Et s'agit-il d'emplois créés par la BAD directement ?
Hanan Morsy : Nous cherchons à créer ces emplois à travers l'intervention de la BAD que ce soit en investissant ou en apportant une assistance technique à différents projets, à des universités et à des centres de recherches. La BAD mène une évaluation annuelle pour suivre ce qui a été réalisé. En 2018, à titre d'exemple, la banque a soutenu 113 projets qui ont créé 1,5 million d’emplois sur le continent. Les investissements ont été réalisés dans divers domaines comme l'énergie, les infrastructures, l'agriculture entre autres. La banque mène une évaluation de tous ces projets en général pour mesurer leur impact sur le développement et pas seulement leur profitabilité. Notre priorité porte sur les projets impactant la création d'emplois, le renforcement de la coopération régionale, la création de nouveaux marchés, l'amélioration des infrastructures ou l'autonomisation des femmes notamment.
— Plusieurs pays africains ont récemment connu un boom économique et une hausse des taux de croissance. Comment cette croissance peut-elle devenir inclusive, améliorant le niveau de vie des citoyens et créant des emplois et pas seulement en faisant grimper les indicateurs macroéconomiques ?
— Le problème du continent c’est que ce qui est bien en général n'est pas suffisant pour l'Afrique. C'est-à-dire que, si dans une autre région du monde un pays réalisait une croissance de 4 % ou plus, ça serait excellent mais en Afrique, les besoins sont plus grands étant donné les taux élevés de croissance démographique et les défis plus importants, surtout en ce qui concerne la création d'emplois pour les jeunes. Chaque année, 830 millions de jeunes entrent sur le marché du travail, un chiffre qui doublera en 2050. Car un tiers de la population africaine a entre 15 et 35 ans. L'Afrique est un continent jeune, et le sera encore plus avec le temps. C'est un défi énorme de créer des emplois qui soient décents. Nous avons besoin de transformations structurelles pour que les pays africains opèrent une mutation des secteurs à basse productivité, comme ceux de la construction ou de l'agriculture, vers d'autres à productivité élevée comme le secteur manufacturier et les services. C'est ainsi que nous pourrons améliorer le niveau de vie et élever les salaires. Il faut aussi accroître le rôle du secteur privé. Actuellement, le niveau d'emplois dans le secteur public est trop élevé. Celui-ci demeure le principal employeur, et ce n'est pas durable avec la croissance démographique. Il faut accroître la capacité du secteur privé à créer de l’emploi et créer l'environnement nécessaire pour que celui-ci puisse accomplir ce rôle, en facilitant l'accès au financement, et en éliminant les obstacles pour développer des affaires. Car le continent perd chaque année 2,3 millions d’opportunités d'emplois, à cause des difficultés qu'affrontent les entreprises, comme la corruption, l'inefficacité du système judiciaire dans la résolution des conflits commerciaux, et le manque d'infrastructures. Ce qui est positif en Afrique c’est que l'entreprenariat est parmi les plus élevés dans le monde. Mais les petites entreprises n'arrivent pas à croître. Il faut les aider à devenir des moyennes et grandes entreprises.
— Quelles sont les raisons de ce problème ne permettant pas aux petites entreprises de croître ?
— Les obstacles dont nous venons de parler affectent la capacité des petites entreprises à perdurer et à croître. Ainsi, il faut travailler à abaisser « l'analphabétisme financier » des petites entreprises. Ces dernières n’ont pas besoin seulement de soutien financier mais aussi de support technique. Parfois même, le soutien technique est plus important que l’aspect financier
— Y a-t-il un manque de financement en Afrique ?
— Bien sûr, d'où l’importance du rôle d'institutions comme la BAD qui soutiennent les secteurs en manque de financement de la part des banques commerciales. Notre rôle au niveau de développement est de fournir un financement à plus longue échéance pour donner l'opportunité à ces projets de devenir profitables.
Les lacunes du financement de l'infrastructure en Afrique sont estimées entre 130 et 170 milliards de dollars. (Photo : AFP)
— L'un des problèmes majeurs de l'Afrique est le sous-développement des infrastructures et du transport. Qu'est-ce que la Banque africaine de développement fait à cet égard ?
— Ce sont les domaines prioritaires de la banque. L'un de nos rapports l'année passée a fait le point sur le financement des infrastructures. Nous avons évalué les lacunes dans ce domaine sur le continent et estimé entre 130 et 170 milliards de dollars d’investissements nécessaires. Il s'agit d'un chiffre trop élevé nécessitant des solutions variées, soit de la part d'institutions de financement comme la BAD et les institutions internationales, soit de la part du secteur privé. Il y a plusieurs exemples de projets de routes construites en partenariat entre le secteur public et privé, où les citoyens payent pour circuler sur ces routes. Elles raccourcissent les distances de façon importante et sont aussi économiquement profitables.
— L'accord de libre-échange africain qui vient d'être approuvé pourra bénéficier à certains pays plus développés que d'autres, qu'en pensez-vous ?
— Je crois que cet accord bénéficiera à tous les pays du continent, mais pas forcément au même point. Il y a des pays qui vont en tirer davantage profit, mais tout le monde en profitera grâce à l'unification et à l’harmonisation des standards. Il existe actuellement plusieurs accords de libre-échange en Afrique, mais différents selon les pays.
Un seul accord regroupant tous les Etats africains faciliterait la tâche. Par exemple, prenons un agriculteur qui cherche à exporter ses produits. Il serait pour lui difficile de se conformer aux standards spécifiques réclamés par chaque pays. Mais si les mêmes règles s’appliquent à tous, il pourra alors vendre à tous les pays du continent. Il était jusqu’alors plus facile d'exporter vers l'Union européenne que vers des pays africains. L'accord offre un grand potentiel d'intégration entre les pays africains, mais il faut s'assurer qu'il y a une complémentarité au niveau des infrastructures et une bonne connexion entre les pays africains. Car s'il faut passer par l'Europe pour exporter vers un autre pays africain ça devient absurde. Actuellement, l'échange commercial intercontinental est inférieur à l'échange entre l'Afrique et la France par exemple. Si l'accord fonctionne bien, nous prévoyons une hausse de 4,5 % du Produit Intérieur Brut (PIB) africain.
— La Banque africaine de développement a organisé en décembre la Conférence économique africaine. Quel est l'apport de cette conférence annuelle aux solutions des problèmes du continent africain ?
— La majorité des conférences économiques sont plutôt académiques, concernant davantage les chercheurs et les professeurs d'université. Nous essayons de créer des connexions entre les chercheurs et les preneurs de décisions pour combler ce fossé entre les deux mondes. Nous avons donc réuni les preneurs de décisions, des académiciens, des jeunes et des entrepreneurs pour que les différents partis expliquent les défis auxquels ils sont confrontés afin de trouver ensemble des solutions pratiques. Ainsi, les académiciens et les chercheurs peuvent avoir une idée plus concrète des problèmes qu'affrontent les preneurs de décisions. Nous cherchons aussi à développer les échanges d’expériences entre les pays africains, pour que chacun apprenne des expériences des uns et des autres, que ce soit des réussites ou des échecs. Or, actuellement les pays africains n'échangent pas suffisamment leurs expériences. Cette conférence a permis un dialogue interafricain. Elle a été organisée par la BAD en coopération avec la Commission économique des Nations-Unies pour l’Afrique et le Programme des Nations-Unies pour le développement. Nous avons choisi cette année d'organiser la conférence en Egypte, vu que le pays est à la tête de l'Union africaine cette année. En plus, le thème était l'emploi des jeunes et la création d'emplois, qui est la priorité de l'Union africaine et de l'Egypte.
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