Al-ahram hebdo : L’Egypte compte aujourd’hui plus de 100 millions d’habitants. Comment faire face au problème démographique ? Que pensez-vous de l’idée de limiter les naissances qui a été récemment proposée ?
Tarek Tawfik : Le nombre annuel des naissances en Egypte a atteint 2,5 millions de personnes. En 2030, le nombre d’Egyptiens pourrait atteindre 140 millions contre 93 millions actuellement, selon les experts. Nous sommes en train de vivre un vrai boom démographique avec une nouvelle naissance toutes les 15 secondes. Or, un quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Vu ces circonstances, l’idée d’un projet de loi limitant les naissances a été proposée par certains. Et un député a élaboré un projet de loi en ce sens. L’objectif est de limiter les naissances à 3 enfants par couple. Le quatrième enfant serait privé du soutien du gouvernement et le mariage avant l’âge de 21 ans serait interdit. Le couple qui a un quatrième enfant serait passible d’une amende. En outre, des licences seraient distribuées aux familles, les autorisant à avoir des enfants. Cela signifie qu’un couple ne pourrait pas avoir plus d’un enfant pendant la période de la licence. Après cinq ans d’obtention du premier permis, le couple doit obtenir un nouveau permis s’il veut avoir un autre enfant. Cette licence serait comme le permis de conduire. Ces mesures contraignantes visent à réduire les conséquences négatives de l’explosion démographique. Les familles de plus de 3 enfants seront privées des services procurés par le gouvernement, tels que l’éducation dans les écoles publiques et les biens subventionnés. L’idée de limiter les naissances proposée par l’Organisation de la justice et du développement fixe l’âge minimum du mariage à 21 ans, ce qui revient à interdire le mariage précoce et celui des mineurs. Elle entend aussi exercer des pressions sur les familles, afin de les sensibiliser aux dangers de l’explosion démographique, d’autant plus que les citoyens sont très attentifs aux problèmes liés au soutien gouvernemental.
— Est-ce qu’un tel projet est conforme à la Constitution ?
— La Constitution stipule que chaque citoyen a droit à l’éducation et aux soins gratuits. Certains disent que l’idée d’une loi qui freinerait les naissances est irréaliste, et qu’il faut d’abord régler nos problèmes culturels et sociaux. Ils ont raison, car une telle loi serait contraire aux traditions et à la Constitution de l’Egypte. Nous savons très bien que la religion joue un rôle important dans les villages et dans les zones rurales. 75 % des mères de famille, surtout dans les villages, ont cessé de fréquenter les bureaux de planning familial. Une alternative plus réaliste serait que les gens se rendent compte des problèmes engendrés par la forte croissance démographique, qui constitue un lourd fardeau pour l’économie et un obstacle au développement. Le paysan considère ses enfants comme une main-d’oeuvre gratuite. Il est par conséquent difficile de contrôler les naissances. Notre stratégie depuis des années s’adresse aux consciences, c’est-à-dire que nous voulons changer les conditions de vie et les coutumes. Le ministère de la Santé a mis en place près de 6 000 cliniques de planning familial où les femmes reçoivent des examens gratuits et peuvent acheter des contraceptifs à bas prix. Le conseil a mené une enquête visant à connaître les tendances en matière de planning familial au Caire. Celleci a montré que 70 % des femmes et 30 % des hommes préfèrent les petites familles avec 2 ou 3 enfants.
— Cette idée de contrôler les naissances s’inspire-t-elle d’autres modèles à l’échelle internationale ?
— Une politique de contrôle des naissances a été appliquée en Chine, où une famille ne pouvait avoir qu’un enfant ou deux dans certaines zones rurales. La politique de l’enfant unique a été adoptée en 1979, lorsque la population chinoise a dépassé le seuil des 800 millions d’habitants. Au bout de 5 ans, les autorités ont assoupli cette politique dans quelques villages du pays et ont autorisé certaines familles vivant en milieu rural à avoir deux enfants ainsi que les couples où le mari et la femme étaient tous deux enfants uniques.
— L’application de cette politique a-t-elle eu un effet positif en Chine ?
— Cette politique représentait une oppression très dure pour les femmes chinoises, puisqu’elle leur imposait de se faire stériliser et les exposait au problème des avortements continuels. Entre 1982 et 1992, le nombre de femmes ayant avorté a atteint les 10 millions par an. Bien que l’économie chinoise soit l’une des plus puissantes au monde, la Chine souffre d’un risque de déséquilibre, car l’application de la politique de l’enfant unique a engendré un nombre de filles supérieur à celui des garçons. Plus tard, l’idée d’avoir un seul enfant a commencé à diminuer.
— En Egypte, une campagne baptisée Itnein Kifaya (deux enfants seulement) a été lancée pour lutter contre la surpopulation. Cette campagne est-elle différente de l’idée de contrôler les naissances ?
— Le programme du ministère de la Solidarité sociale vise essentiellement à limiter le nombre de naissances dans une seule famille à deux enfants uniquement. La campagne en question cible 1,3 million de mères de moins de 35 ans qui ont un ou deux enfants. Ces femmes bénéficient du programme de soutien du ministère Takafol wa Karama. En coordination avec le ministère de la Santé et de la Population, la campagne Itnein Kifaya vise à sensibiliser les femmes égyptiennes à la nécessité de freiner la croissance démographique à travers des ateliers et des conférences. La campagne prévoit également la distribution de contraceptifs aux 1,3 million de mères ciblées pour les encourager à limiter le nombre de naissances à deux. Cette campagne lancée avec le soutien des ONG et le Fonds des Nations-Unies pour la population a coûté 105,3 millions de L.E. Elle se focalise au cours de la phase actuelle sur les 10 gouvernorats les plus pauvres et qui enregistrent les taux de natalité les plus élevés : Sohag, Assiout, Minya, Guiza, Béni-Soueif, Qéna, Fayoum, Louqsor, Assouan et Béheira. Il est important que tous les appareils de l’Etat s’associent aux organisations de la société civile pour faire face à la croissance démographique, qui a de graves conséquences sur le développement du pays et l’avenir des générations futures.
— Pourquoi le planning familial n’a-t-il pas réalisé de résultats malgré les efforts incessants du gouvernement ?
— 75 % des mères ont cessé de fréquenter les bureaux de planning familial. Plusieurs cliniques, surtout en Haute-Egypte, ont été fermées à cause de l’absence des médecins et des infirmières. Les médecins ont quitté les cliniques à cause de la routine et pour chercher des moyens de subsistance plus rentables. D’autres problèmes se rapportent aux traditions, tels que le refus des maris que les médecins hommes examinent leurs femmes. Avant de penser à promulguer une loi limitant les naissances, il faut d’abord former des infirmières compétentes et sensibiliser les femmes à l’utilisation des méthodes contraceptives.
— Quelles sont les raisons de la croissance démographique depuis la fin de l’ère Moubarak ?
— Plusieurs facteurs expliquent la hausse du taux de croissance démographique en Egypte depuis la fin de l’ère Hosni Moubarak et après la révolution de 2011. Cela est principalement dû à la baisse des services de santé, y compris la santé reproductive, ainsi que la négligence par l’Etat des méthodes de planning familial. A mon avis, les naissances incontrôlées étaient un moyen de s’indigner contre le régime de Moubarak. La montée des Frères musulmans a également été l’une des raisons expliquant le taux élevé des naissances. Les partisans de la confrérie favorisent le mariage des jeunes très tôt et interdisent l’usage des méthodes contraceptives. La hausse des natalités engendre l’insuffisance des écoles et des logements. L’analphabétisme et le phénomène de l’exode rural sont d’autres raisons qui expliquent la hausse des natalités. L’Egypte compte toujours 18,4 millions d’analphabètes (10,6 millions de femmes et 7,4 millions d’hommes), soit 1,4 million de plus qu’en 2006. 28,8 millions de personnes ne sont pas scolarisées.
— Quelles sont les causes de la hausse du mariage précoce ? Et comment le gouvernement entendt- il faire face à ce phénomène ?
— Selon le recensement, 68 % des Egyptiens sont mariés. 40 % des filles mariées ont moins de 18 ans. Un projet de loi visant à augmenter l’âge du mariage à 21 ans avait été élaboré et sera discuté au parlement. Il est nécessaire d’arrêter les enfants qui s’échappent de l’école pour prévenir le mariage précoce et employer les femmes. Notre objectif est de briser le silence désespéré de millions d’enfants, en particulier des filles, qui sont abandonnées à un sort marqué souvent par la misère et la souffrance. Les raisons du mariage précoce en Egypte sont sans doute la pauvreté, l’exclusion sociale ou le semi-esclavage sexuel des jeunes filles. Pour les garçons comme pour les filles, un mariage précoce a de profondes conséquences physiques. L’éducation est la clé pour faire face à ce phénomène. Convaincre les parents de garder leurs filles à l’école est essentiel.
Deux siècles d’explosion démographique
Le premier recensement de la population a été effectué en Egypte en 1800, lors de l’Expédition française. Il y avait alors seulement 2,5 millions d’habitants. Sous le règne de Mohamad Ali Pacha, un deuxième recensement a eu lieu, situant à 3 millions le nombre d’Egyptiens. En 1850, un autre recensement évaluait le nombre d’Egyptiens à 4,5 millions. En 1882, on estimait le nombre d’Egyptiens à 9,7 millions. En 1947, l’Egypte comptait 18 millions d’habitants et 48,3 millions en 1986, indiquent les données fournies par le CAPMAS. Le recensement de 2017 montre que la population de l’Egypte a doublé au cours des 30 dernières années. Il y a aujourd’hui 46,5 millions d’Egyptiens en plus comparés à ceux depuis 30 ans. Le contrôle des naissances est lié au règlement des problèmes d’analphabétisme, de chômage et de pauvreté en Egypte.
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