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Gaber Asfour : Face à une dictature religieuse, on peut s’attendre à une justification de tous les crimes »

Rasha Hanafy, Mardi, 03 janvier 2017

ِِA l’occasion d’un colloque organisé pour le jubilé d’or de la commémoration du cheikh Ali Abdel-Razziq, auteur de L’Islam et les fondements du pouvoir, l’ancien ministre de la Culture, Gaber Asfour, plaide l’importance des idées démocratiques de cet ouvrage. Entretien.

Gaber Asfour

Al-ahram hebdo : Le Conseil suprême de la culture a récemment tenu un colloque à l’occasion du jubilé d’or de la commémoration du cheikh Ali Abdel-Razziq. Quelle est l’importance d’une telle célébration aujourd’hui, alors qu’on observe des tensions entre l’Etat civil et les religieux ?
Gaber Asfour : En décembre 2016, on se rappelle encore le cheikh Ali Abdel-Razziq, parce que ce penseur était un homme d’ouverture et d’illumination. Il a cru à l’Etat civil et nié toute possibilité de l’existence d’un Etat religieux islamique. Ce colloque, qui visait à discuter des idées de l’intellectuel, est important, car ces dernières défendent l’existence de l’Etat démocratique moderne que nous souhaitons avoir en Egypte. Cette célébration indique l’existence d’une volonté et d’une tendance dans la société égyptienne à ne pas revenir en arrière, pour être soumis à un régime de califat comme à l’époque ottomane. Je pense que la société égyptienne est divisée aujourd’hui en deux parties : D’une part, les groupes salafistes wahhabites qui veulent un Etat religieux, et de l’autre ceux qui aspirent à un Etat civil, moderne et démocratique. Pour cette dernière partie, il est essentiel de s’inspirer de l’héritage des penseurs de son patrimoine et de son histoire, comme le cheikh Abdel-Razziq. Elle essaye ainsi de diffuser les idées d’un Etat civil où tous les citoyens sont égaux et possèdent sans discrimination les mêmes droits et devoirs. Les participants de ce colloque veulent que les nouvelles générations lisent des livres comme celui du cheikh Ali Abdel-Razziq, pour s’ouvrir aux différentes interprétations des textes religieux et des hadiths du prophète.

— Quelle est l’importance de ce livre, notamment aujourd’hui ?
— La thèse centrale défendue par Abdel-Razziq dans son livre consiste à démontrer que la séparation du spirituel et du temporel, de l’ordre religieux et de l’ordre politique, peut parfaitement se justifier d’un point de vue islamique. Pour cela, le penseur s’appuie sur les textes fondateurs de la religion islamique (Coran, Sunna) et sur l’histoire de la civilisation islamique. L’auteur, qui a reçu son enseignement à Al-Azhar, entend ainsi réfuter l’existence d’un supposé modèle gouvernemental islamique fondé sur les textes coraniques. Cette idée conteste évidemment les prétextes et les tentatives de certains qui souhaiteraient baser leurs régimes sur des fondements religieux. Si l’Egypte avait discuté de ce livre au moment de sa publication, elle aurait aujourd’hui pu ressembler à l’Angleterre, et je pense que nous aurions pu éviter tous les malheureux événements exécutés au nom de la religion. Malheureusement, à l’époque, on ne pouvait pas discuter du livre. Les gouvernements voulaient alors baser leur pouvoir sur la religion et refusaient toute autre idée. L’Histoire nous apprend que face à une dictature religieuse, on peut s’attendre à une justification de tous les crimes. Ce qui est arrivé au cheikh Abdel-Razziq en est la preuve. Après la publication de son livre en 1925, celui-ci avait été destitué de son grade par les oulémas d’Al-Azhar et limogé de son travail comme juge au tribunal islamique de Mansoura, dans le Delta d’Egypte. Bien que le penseur soit en total accord avec l’esprit de l’islam, il a été accusé d’apostat. Il lui a fallu attendre la fin des années 1940 pour qu’il récupère ses fonctions et soit anobli en 1946.

— Selon vous, dans quelles circonstances a été publié le livre Al-Islam wa Ossoul Al-Hokm (l’islam et les fondements du pouvoir) ?
— Cheikh Ali Abdel-Razziq a rédigé L’Islam et les fondements du pouvoir publié en 1925. Ce livre intervient au moment même où la Turquie met en place des réformes institutionnelles majeures, dans le sens d’une laïcisation radicale de l’Etat. Ce projet avait abouti à l’abolition de l’institution du califat en 1924. Quelques rois arabes aspiraient alors à récupérer la position du calife, dont les plus importants, le roi Fouad d’Egypte et le roi Abdel-Aziz Bin Saoud en Arabie saoudite. Chacun d’eux souhaitait l’assistance des hommes religieux pour réaliser son rêve. Le livre a été publié au coeur de ces tensions et a fait l’effet d’une bombe en détruisant tous les rêves du roi Fouad. Le contexte trouble de l’époque n’a pas permis de discussion objective du livre, et un jugement équitable du cheikh Abdel-Razziq. A mon avis, l’absence d’un gouvernement démocratique à l’époque et le non-respect de la Constitution de 1923 ont privé le cheikh de la justice. Cette situation diffère de celle de Taha Hussein, par exemple, lorsqu’il a été accusé d’apostat suite à la publication de son livre Fi Al-Chear Al-Jahili (de la poésie pré-islamique). Le gouvernement d’union nationale respectait alors la Constitution, et Taha Hussein avait été acquitté par le procureur général.

— Mais on observe encore ces mêmes accusations d’apostat et d’humiliation de nos jours, comme si on n’apprenait rien de l’Histoire ...
— Un Etat démocratique signifie la liberté d’expression, d’opposition, la liberté d’écrire et toutes les libertés privées assurées par la Constitution. Malheureusement, il faut parfois des victimes pour qu’une cause puisse être défendue. Je pense à l’exemple d’Islam Al-Béheiri. Lorsqu’il a été emprisonné pour apostasie, beaucoup de personnes se sont réunies pour défendre sa cause, et ainsi plaider en faveur d’un Etat démocratique moderne. Chaque jour, le nombre de ceux qui supportent l’Etat civil, respectant les droits et la loi, augmente, et le chemin va être long pour y arriver .

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