Al-Ahram Hebdo : Beaucoup de critiques ont dit de L’Arche de Noé qu’il était une sorte d’état des lieux de l’émigration en Egypte. Etes-vous d’accord avec cet avis ?
Khaled Al-Kamissi : Je n’ai pas voulu le centrer sur l’émigration. Je voulais écrire sur l’Egypte, sur le chaos qui bouleverse la société, sur le désordre dans la tête des gens. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, le pays connaît un vrai phénomène de migration et je crois que toutes les familles en sont touchées. Et ce n’était pas le cas avant. A l’école, dans ma classe, quand j’étais jeune, personne n’avait l’idée d’aller vivre dans un autre pays. Ce n’était pas quelque chose dont on parlait, ça n’existait pas. La seule migration qu’on connaissait c’était celle des habitants de Port-Saïd vers Le Caire et c’était une migration interne. Aujourd’hui, quand je demande à mes trois enfants quelle est l’ampleur de ce phénomène, ils me répondent que les trois quarts de leurs camarades ont au moins un membre de leur
— Mais ce n’est pas un phénomène nouveau : à l’époque de Nasser, des Italiens, des Grecs, des juifs … quittaient déjà l’Egypte.
— Il n’y avait pas de tendance énorme. Je n’ai pas de chiffres mais, dans les années 1950-60, il était rare de trouver une famille dont un membre avait émigré. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Et souvenons-nous : dans les années 1920, l’Egypte attirait les gens. Aujourd’hui, elle les fait fuir.
—Qu’est-ce qui a changé ?
— Désormais, le vent est trop fort. Quand le vent est féroce, les ailes battent dans tous les sens. On perd la direction. Cette direction on l’avait, même si au cours des 150 dernières années il y a eu des hauts et des bas. Mais il existait un projet et il fallait tout faire pour le mettre en oeuvre. Entre 1900 et 1925, il y avait un vrai grand projet culturel. C’était un projet laïque, une grande rivière avec de nombreux affluents comme la musique, l’économie, le social, les arts …
Depuis la fin des études universitaires, je n’ai connu qu’un seul projet : celui de la laideur, et au sein d’une mentalité culturelle qui est celle de l’obéissance.
— C’est cela que vous avez voulu montrer dans L’Arche de Noé ?
— Je voulais écrire sur l’odeur d’un cadavre politique et social. On vit avec ce cadavre et on ne parvient pas à l’enterrer. En Egypte, on vit dans un système qui est mort. Et c’est la même chose dans les autres pays du monde.
Et l’Egypte est liée au monde. Alors bien sûr il y a des différences de qualité de vie entre les pays. Mais au-delà de ça, on vit tous dans un système politique, un système de représentation qui est mort et qui pourrit, donc qui empeste. On est dans un modèle néolibéral et dans une démocratie tant aimée par les gens mais qui, elle aussi, est morte.
— Mais quelle est l’alternative ?
— L’Egypte a aujourd’hui l’opportunité de repenser un nouveau monde de A à Z. C’est à nous de repenser d’autres systèmes de gouvernance mais aussi aux autres pays. Prenez l’Espagne et les mouvements des indignés ou la crise en Grèce : nous sommes tous face à la même problématique.
— Cette problématique, vous l’exposez dans votre livre ?
— Pas vraiment. Mon livre parle du déluge, c’est-à-dire d’un système politique, économique et social dépassé.Nous sommes encore en transition. J’ai choisi l’idée de fuite, et c’est sur cette idée que se construit mon livre. Je dénonce le climat ambiant, le chaos, le désordre, bref la laideur totale. Le problème c’est qu’aujourd’hui il n’y a aucune lueur au bout du tunnel. C’est pour cela que mes personnages quittent l’Egypte.
— Ils quittent l’Egypte et pensent trouver mieux ailleurs. Mais ce n’est pas le cas, puisque nous venons de dire que tous les pays sont dans la même situation …
— Mes personnages ne partent pas pour un rêve. Ce n’est pas vraiment ce qu’on appelait à l’époque le rêve américain.Mes personnages partent parce qu’ils n’ont pas d’autres solutions et non parce qu’ils pensent qu’ailleurs tout est possible. Ils fuient un cadavre mais n’espèrent pas trouver le paradis là où ils arriveront. D’ailleurs, mon roman n’a rien à voir avec une quelconque idée de départ ou d’arrivée.
— Aujourd’hui quels sont vos projets ?
— Je n’aime pas parler des livres que je suis en train d’écrire. Mais depuis un an je travaille sur la création d’une fondation culturelle, Doum, qui a pour objectif de promouvoir l’esprit critique.
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