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Claude Guibal : Islamistan est un pays fantasmé que je voulais déconstruire

Samar Al-Gamal, Mardi, 17 mai 2016

Dans son nouveau livre, Islamistan, Visages du radicalisme, Claude Guibal dresse une série de portraits, à travers lesquels elle affirme qu’un islamiste peut avoir 10 000 visages différents, et qu’il est surtout très compliqué de cantonner une personne dans cette définition.

Claude Guibal
Claude Guibal.

Al-Ahram Hebdo : Pourquoi ce livre, Islamistan ?

Claude Guibal : Ce livre est né à la suite de nombreuses discussions avec des amis quand je suis revenue en France où je me suis aperçue que la question de l’islamisme était permanente dans les discussions avec les amis et les collègues de travail. Et lorsqu’on parlait d’islamisme, on mettait tout et n’importe quoi dedans. C’est-à-dire qu’on mélangeait complètement les Frères musulmans avec les salafistes sans faire la différence entre eux, et on y mettait aussi les djihadistes. Une fille qui porte le foulard par exemple en France quelqu’un pourrait dire d’elle que c’est une islamiste. Or, ayant moi-même vécu au sein d’une société où beaucoup de femmes portent le voile, je ne pouvais pas dire que toutes les femmes autour de moi étaient des islamistes. Et beaucoup de gens me disaient comment après le Printemps arabe des pays comme l’Egypte ont basculé dans l’islamisme. Et à chaque fois, je répondais avec des exemples et je me suis dit peut-être qu’il serait bien que j’écrive ces exemples.

— Tentez-vous donc de décoder l’islamisme en passant par vos carnets de notes de journaliste ?

— Oui. Ce sont mes carnets de notes, parce que beaucoup de personnes que j’ai rencontrées sont aussi des personnes que j’ai suivies pendant des années, et il me semblait important de montrer à la fois que l’islamisme n’était pas quelque chose de monolithique, mais que les islamistes eux-mêmes étaient des gens et les gens évoluent dans un sens ou l’autre. On peut aller vers plus de radicalité ou vers moins de radicalité. Il y a des gens que j’ai rencontrés à une époque et qui étaient très fermés par rapport à la laïcité et qui ont évolué plus tard. J’ai connu des femmes qui portaient le voile et qui l’ont enlevé, et d’autres femmes qui ne mettaient pas le voile et ont décidé de le porter. Et le tout, j’ai pu le voir pendant des années, et cela m’a permis aussi de m’adresser à eux dans une certaine forme de curiosité respectueuse, sans parti pris, mais d’écouter ce qu’ils avaient à dire et essayer d’être le moins juge possible. En tout cas, j’ai essayé de mettre de côté mes a priori pour pouvoir vraiment écouter ce que les gens avaient à dire, qui est mon travail de journaliste, pour pouvoir aussi expliquer dans quel contexte cela s’inscrit.

— Cette quête de neutralité ne vous a pas pourtant empêchée d’écrire le livre à la première personne ...

— J’ai fait exprès de l’écrire à la première personne. Je me suis dit que je serais plus honnête en montrant que c’était moi qui parlais. D’abord parce que ce n’est pas une enquête, une enquête serait forcément beaucoup plus détaillée et plus précise. Et je voulais aussi qu’on sente le malaise et le côté ambivalent de certains propos, et je me suis dit qu’il valait mieux montrer ma subjectivité, ce qui permet au lecteur, lui aussi, de former un avis, car je ne suis pas en train de lui sortir une parole scientifique. Ce n’est pas un travail de chercheur, c’est un travail d’une journaliste qui a rencontré des gens. J’avais aussi envie que mes lecteurs qui n’avaient pas nécessairement la chance d’être, comme moi, en contact avec des gens qui sont a priori différents, de les accompagner avec moi dans ces interviews pures, et leur faire vivre ce moment-là.

— Est-ce que c’est cette subjectivité qui vous a lancée dans l’imaginaire et vous a permis de créer ce nouvel Etat : l’Islamistan ?

Islamistan est un mot vraiment fantasmé pour montrer cette espèce de continent avec des frontières très floues dans lequel on jette tout ce qui a trait à l’islam. Cela peut être un rapport complément perverti dans le sens du terrorisme, mais on peut aussi avoir des pratiques religieuses islamistes dans le sens fondamentaliste qui ne sont pas violentes. On l’a vu en Egypte, par exemple, toutes les femmes qui ont décidé de se voiler, notamment en suivant les émissions de Amr Khaled. Elles se sont islamisées ? Oui. Pourtant, est-ce que cela fait d’elles des islamistes dans la vision qu’on peut se faire en France ? Non. Islamistan est un pays fantasmé que je voulais déconstruire.

— Vous montrez une série de portraits de gens différents, qu’ont-ils en commun à part une affiliation à une même religion ?

— Justement, ils sont très différents, et c’est pour expliquer à un public occidental, et surtout français, que les choses ne sont pas non plus simples. Pour beaucoup de gens en France, tout ce qui est en rapport avec l’islam et qui fait de l’islam une constante implantée au quotidien sera vu comme de l’islamisme, et avec ce mot vient un tas de qualificatifs ou d’idées préconçues, d’exclusion, de repli sur soi. Je voulais montrer une femme qui porte un voile, pourquoi elle le fait, en allant l’écouter au lieu d’imaginer à sa place. Nous, en France par exemple, nous avons le sentiment qu’une femme qui porte un voile le fait car elle est obligée de le faire. Il faut aller leur poser la question, et après, on en pense ce qu’on veut. Moi, ma démarche était d’aller écouter les gens, car c’est une parole qu’on n’écoute pas beaucoup en France.

— Des visages à la recherche d’un islam plus présent dans le quotidien, d’autres qui basculent dans la radicalité, et d’autres encore qui s’en débarrassent complètement. On a l’impression que vous vous posez plus d’interrogations que vous n’apportez de réponses ...

Islamistan, Visages du radicalisme

— Mon idée est de comprendre ce qui fait qu’à un moment donné, on décide d’aller vers plus de spiritualité ou vers plus de radicalisme. Une pratique religieuse plus visible ne signifie toujours pas de radicalité violente.

Par exemple, la femme qui porte le niqab et qui a décidé de l’enlever et qui avait vu des nudistes en Allemagne était extrêmement choquée. La conversation avec cette femme était très intéressante pour moi, car elle me disait en même temps toutes les lois anti-voile que vous faites en France ne peuvent pas être productives, car les gens doivent être confrontés à la différence pour être amenés à réfléchir.

Ou à l’inverse, quand j’ai rencontré des femmes salafistes pour écouter et essayer de comprendre pourquoi elles avaient suivi cette voie. Cela m’a fait beaucoup réfléchir et m’a profondément touchée, surtout le jour où parmi les interviews que je faisais, j’ai rencontré une fille portant le niqab, de la même ville que moi en France et avec qui j’avais des amis communs. L’interview était traumatisante, c’était d’une certaine manière une autre moi-même. On partait presque de la même base, un peu du même milieu social, ce qui m’a incitée à me poser beaucoup de questions.

— Pourquoi autant de portraits de femmes ? Etaient-elles les plus accessibles pour vous ou bien parce que l’islamisation est plus manifeste chez les femmes ?

— Je pense c’est parce que j’ai eu l’occasion de travailler beaucoup sur les femmes et que les hommes qui travaillent sur ces questions n’ont peut-être pas la même facilité d’accès que moi aux femmes, dans le sens où ce sont des discussions qui étaient souvent très intimes. Elles se sont rendues plus faciles peut-être parce que je suis une femme. Puis il y a beaucoup de fantasmes sur les femmes, surtout qu’elles incarnent les formes les plus visibles de l’islamisation, comme le voile et le niqab, et cela cristallise donc beaucoup de questions.

— Vous dites dans votre livre avoir été choquée en voyant pour la première fois une femme en niqab défilant dans les rues du Caire. Pensez-vous que vos lecteurs occidentaux aient été autant choqués en apprenant que l’islamisation est beaucoup plus complexe qu’on le pensait ?

— J’étais très surprise par les réactions. Très agréablement surprise. J’avais peur car certaines personnes m’avaient dit que le livre allait être choquant parce qu’il donnait la parole aux islamistes, alors que les réactions étaient de dire merci, cela a apporté davantage de pistes de réflexions. En fait, j’ai l’impression qu’il y a un intérêt sincère d’aller vers davantage de complexité, et qu’il y a des gens qui sont prêts à comprendre que les choses ne sont pas simples.

Islamistan, Visages du radicalisme publié aux éditions Stock, 2016.

Claude Guibal

Est journaliste, spécialiste du Proche-Orient.

S’est installée en Egypte en 1997 avant de devenir correspondante pour le quotidien Libération et pour Radio France avant de rentrer en France en 2012.

Co-auteur (avec Tangi Salaün) de L'Egypte de Tahrir, l’anatomie d’une révolution, publié aux éditions Le Seuil, 2011. Ce même livre a été traduit en arabe par Assem Abd-Rabbo au Centre national de la traduction sous le titre Masr Al-Tahrir en 2012.

Aujourd’hui, grand reporter au Service Etranger de France Inter.

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