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Habib Essid : La planification des attentats, l’entraînement et les armes proviennent de la Libye

Karem Yéhia, Lundi, 21 décembre 2015

Le premier ministre tunisien, Habib Essid, évoque les crises internes de son pays, les crises régionales et la lutte antiterroriste. Entretien.

Habib Essid

AL-AHRAM HEBDO : Etes-vous optimiste suite à l’accord interlibyen conclu la semaine dernière au Maroc ?
Habib Essid : Nous sommes optimistes et il faut l’être. Car l’accord de Skhairat est un premier pas important. Cela dit, l’essentiel commence après la signature de l’accord. Et, ça, c’est un travail difficile. La Tunisie est, comme elle l’a toujours été, avec la légitimité internationale. Nous espérons que nos frères libyens concrétiseront ce sur quoi ils se sont mis d’accord au Maroc. De notre côté, nous sommes prêts à leur présenter tout le soutien nécessaire pour mettre en application l’accord sur le gouvernement d’union nationale.

— La situation en Libye préoccupe tous ses voisins, notamment en raison des frontières communes et des risques terroristes. Y a-t-il entre l’Egypte et la Tunisie une similitude des vues concernant la Libye ?
— Nous avons eu l’occasion de discuter de la crise libyenne lors des réunions de la Haute commission égypto-tunisienne ici à Tunis mais aussi au Caire, avec le président Abdel- Fattah Al-Sissi. Le Caire et Tunis ont des points de vue proches et ont la même optique : nous sommes pour une solution pacifique et politique dans tous les sens du terme. Nous sommes pour une solution interlibyenne en ce qui concerne la situation sécuritaire très précaire actuellement en Libye. Ceci va dans l’intérêt non seulement de la Libye, mais aussi de l’Egypte et de la Tunisie.

— A ce sujet justement, quelles sont les répercussions sur la Tunisie du délabrement de l’Etat libyen et de l’expansion de l’Etat Islamique (EI) en Libye ? Avez-vous des chiffres concrets sur le trafic d’armes ou le passage de terroristes à travers vos frontières communes ?
— Nous n’avons pas de chiffres précis. Mais nous avons découvert un certain nombre d’entrepôts où sont stockées des armes dans certaines régions du sud de la Tunisie ainsi que dans d’autres régions. L’armée et la sécurité intérieure poursuivent leurs efforts dans ce domaine afin de mettre la main sur les armes en provenance de Libye et d’éviter qu’elles ne soient utilisées dans des actes terroristes. Il existe effectivement en Tunisie des armes entrées illégalement de Libye. Et les attentats terroristes qui ont été perpétrés contre le musée du Bardo, à Sousse, et dans le centre de Tunis en sont la preuve. Oui, la planification des attentats, l’entraînement et les armes proviennent de la Libye.

— Le journal tunisien Al-Chourouq a récemment publié des informations selon lesquelles un Tunisien a été nommé par l’EI à la tête de l’« émirat » de Misrata. En savez-vous plus ?
— Nous n’avons aucune information à ce sujet. Et nous oeuvrons à vérifier sa véracité.

— Il est aussi question d’un grand nombre de djihadistes tunisiens partis pour la Libye et pour la Syrie. Combien sont-ils ? Et quelles mesures prenez-vous à leur retour ?
— Les chiffres premiers parlent de 2 500 à 3 000 combattants. Mais ce ne sont que des estimations, nous n’avons pas de chiffre exact. Pour ce qui est de leur éventuel retour, nous avons mis en place un plan précis pour traiter la question. La loi antiterroriste détermine les mesures à prendre à l’encontre des personnes suspectes qui rentrent de tels pays. Elles seront jugées selon la loi tunisienne.

— Comment expliquez-vous ce nombre important de combattants tunisiens à l’étranger ? C’est un phénomène étrange pour un pays connu pour sa modernité ...
— Il existe deux facteurs essentiels. D’abord, le lavage de cerveau que subissent ces jeunes pour adhérer à l’idéologie djihadiste et devenir des terroristes. Ensuite, il existe malheureusement en Tunisie des régions qui n’ont pas connu un développement suffisant, ce qui fait que les habitants de ces régions sont sous pression en raison des difficultés socioéconomiques. Ces jeunes sont un terreau fertile pour les groupes terroristes, qui les recrutent en contrepartie de grosses sommes d’argent. Ils sont prêts à tout pour l’argent.

— Que pensez-vous de la récente coalition islamique antiterroriste lancée par l’Arabie saoudite et quel rôle peut y jouer la Tunisie ?

Habib Essid

— Par principe, nous sommes contre toute intervention militaire. Nous croyons en les solutions politiques. Il faut toujours oeuvrer d’abord pour les solutions politiques. Et nous pensons qu’une éventuelle intervention militaire doit se faire dans le cadre de frappes limitées, en réponse à une action donnée. La Tunisie est pour cette coalition contre Daech, mais plus dans le cadre de la coopération dans le domaine du renseignement que dans le cadre militaire.

— D’aucuns lient la recrudescence du terrorisme aux révolutions arabes. Etesvous d’accord ?
— Il n’y a pas de liens substantiels entre le terrorisme et les révolutions arabes. Cependant, les situations politiques engendrées par ces révolutions ont permis la prolifération du terrorisme. Car cette période est marquée par la fragilité des institutions. Cela dit, il n’y a aucun rapport entre les deux phénomènes.

— Sur le plan de la politique intérieure, le parti Ennahda aura-t-il plus de portefeuille dans le prochain remaniement ?
— Ce ne sont que des idées. Actuellement, nous menons une évaluation première du rôle et de l’action des partis dans le gouvernement. Aucune décision n’a été prise sur l’augmentation ou la diminution du nombre de ministres de quelque parti que ce soit.

— Lors d’une réunion avec les parlementaires tenue le 17 décembre dernier, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, a prévenu de la menace d’une nouvelle révolution si les choses ne changeaient pas en Tunisie. Pourquoi le train du changement et de la relance ne démarre-t-il pas ?
— La démocratisation est une opération difficile. Pourtant, chez nous, elle s’est faite avec peu de dégâts en comparaison avec d’autres exemples. Cela dit, il y a sans doute de nombreux défis qui persistent, aussi bien sur le plan économique que sécuritaire que social. C’est pour cela que cette période transitoire difficile doit se faire avec un regard porté vers l’avenir. Il est vrai que cela prend du temps, mais nous oeuvrons à faire des avancées, surtout dans le domaine socioéconomique. Mais cela dépend avant tout des potentiels existants. La priorité est bien sûr la création d’emplois, mais ça aussi, ça reste dépendant de la situation sécuritaire.

— Certains craignent que les acquis en matière de liberté ne disparaissent en raison justement de la question sécuritaire ?
— Il n’y aura aucun recul dans tout ce que la Tunisie a acquis au cours de cette période transitoire. C’est le choix du peuple tunisien. Aucune partie, aucun parti politique, aucun gouvernement n’auront le droit de faire marche arrière. C’est impossible, et les Tunisiens savent que la lutte antiterroriste ne se fera pas au détriment de leur liberté. Et ce, malgré l’instauration de l’Etat d’urgence. Nous faisons en sorte que l’Etat d’urgence ne constitue pas une atteinte aux libertés fondamentales garanties par la Constitution.

— Certaines études font état d’une dégradation de la situation économique en Tunisie par rapport à l’époque du gouvernement de la Troïka, la croissance étant passée de 2,5 % à 0,5 % cette année. Pourquoi ?
— Ces taux sont exacts, en effet. Mais cette baisse dans l’économie tunisienne est clairement due aux répercussions des attentats terroristes qui ont eu lieu en Tunisie, notamment sur le secteur du tourisme, un secteur essentiel dans l’économie du pays. Il y a aussi les incidences de la situation en Libye, et des difficultés dans certains domaines industriels.

— Selon les données de l’Organisation mondiale de transparence, la Tunisie a enregistré cette année un recul dans le domaine de la lutte contre la corruption par rapport à il y a cinq ans ...
— Cela aussi, c’est vrai. Mais il ne faut pas omettre le fait que nous vivons une situation exceptionnelle. Et, en tant que gouvernement, notre objectif reste la lutte contre la corruption.

— Comment l’Egypte et la Tunisie coopèrent-elles dans la lutte antiterroriste ?
— Il existe en effet une solide coopération entre les deux pays dans ce domaine, notamment en ce qui concerne le renseignement et l’entraînement. Cette coopération s’est nettement améliorée par rapport aux années précédentes. Cette coopération est d’autant plus nécessaire en raison de la situation qui prévaut en Libye et de la situation exceptionnelle que vivent l’Egypte et la Tunisie ●

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