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Le Sphinx, grand maître des secrets

Najet Belhatem, Lundi, 03 novembre 2014

Après des travaux de restauration, le Sphinx et deux tombes de deux dignitaires sur le site seront rouverts à la visite. L’occasion d'une nouvelle escapade autour de la plus grande sculpture du monde. Visite.

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(Photo : Mohamad Hassanein)

Il est là. Il trône depuis des milliers d’an­nées à accueillir chaque matin le soleil du levant. Son sourire énigmatique est presque parlant. Combien de rois a-t-il vu sur leur trône, combien d’intrigues de pouvoir se sont-elles tramées en contrebas dans les vallées? Le Sphinx dans sa posture sereine, sûre et puissante, fait face à la ville. Aboul-Hol (le père de la terreur comme on le traduit et que je traduirais: le père de la chose grave) comme l’appellent les Egyptiens sans aucun sentiment de terreur, et Al-Qahira (La vic­torieuse ou celle qui a la main haute) se font face. Le symbole de l’éternité, des mystères de l’univers face au tumulte de la vie ici-bas. Pour qui sait se laisser prendre par les vibrations qu’émet son his­toire, il remet l’humain à sa juste mesure, un être dans un univers vaste et méconnu. Au-delà des thèses de sa datation des plus plausibles aux plus ténues de la légende qu’il suscite, s’il n’avait été sculpté que pour donner cette sensation, tout le reste n’est que de la rhétorique. Il ne faut pas aller au Sphinx pour seulement voir la plus grande sta­tue que l’homme ait sculptée. Il faut d’abord y aller pour fermer les yeux et laisser son esprit flotter sur les vagues du temps; celles-là mêmes qui ont stratifié le corps du colosse à coup de rafales de vent et de piqûres de millions de grains de sable qui l’ont souvent, au fil des ans, complè­tement recouvert. Depuis des milliers d’années, il a vu défiler la grandeur de l’humain, ses bassesses, les injustices, les révoltes, révolutions et contre-révolutions. Il a été témoin des guerres, de l’édifi­cation des bâtisses et de leur décadence, des rêves de liberté et des cauchemars des tyrannies. Son sourire est resté impassible face au monde qui défilait en bas dans la vallée, et dans d’autres, les conquérants, les civilisations, les Pharaons, les Romains, les Grecs, etc.

Il est midi, le soleil est de plomb, celui que le Sphinx accueille tous les matins. Les archéologues avancent qu’il est en lien avec la symbolique du soleil pour les Pharaons, que rien ne surpasse en grandeur dans l’univers. Les chercheurs se basent sur le fait que la trajectoire du soleil lors de l’équi­noxe réunit dans un tracé bien clair le Sphinx et la pyramide de Khéphren.

Coller à l’empreinte du temps

Un petit échafaudage, des coups de burin. La petite équipe de l’Organisme égyptien des anti­quités s’affaire sur le flanc droit du colosse. L’ouvrier tente de placer la pierre blanche taillée dans la petite cavité. Elle n’épouse pas encore bien les stratifications du corps. L’équipe recom­mence. « On prend d’abord l’empreinte de la partie du corps puis on taille la pierre qui doit la recouvrir au millimètre près. Elle doit s’emboîter parfaitement à la partie calcaire que l’on doit restaurer », explique Mohamad Abdel-Halim, membre de l’équipe de restauration en charge du Sphinx. Les ouvriers se remettent au travail sous l’oeil vigilant de Am Saïd, le maître-tailleur de pierres sur le site. Enfin, la pierre adhère. « Depuis 2011, le Sphinx n’a pas eu droit à ses restaura­tions annuelles », lance Mansour Bourik, prési­dent du département des antiquités à Dahchour et Guiza. L’équipe est joyeuse, formée de jeunes restaurateurs, qui évoquent à l’occasion de ces propos les dures nuits de surveillance lors des troubles de la révolution du 25 janvier. Sur les lieux, Mahmoud Mabrouk était en charge des travaux de restauration et de maintenance du Sphinx de 1988 à 1998 (voir entretien). « J’ai l’impression que ma vie est ici, je suis collé au Sphinx et à ses pierres, je les connais une à une. C’est comme une relation de mariage », lance-t-il avec un petit sourire. Il ne fait pas partie de l’équipe qui veille quotidiennement à la santé du colosse, mais a été dépêché sur les lieux en tant que conseiller, vu sa relation particulière avec le site et son expérience accumulée au fil des années. Le Sphinx a de tout temps eu droit à des soins de la part des hommes. Les archéologues et égypto­logues, dans leur majorité, s’accordent à dire que le Sphinx daterait de 2600 av. J.-C., c’est-à-dire de l’Ancien Empire. Il serait donc vieux de 45 siècles! Il aurait été construit sous la IVe dynastie par Khéphren (2520-2494 av. J.-C.) à son image. Mais malgré la puissance qu’il dégage, le Sphinx est fragile. Il a été sculpté à même la roche, or celle-ci est une pierre calcaire fragile sensible à l’humidité. « Les Pharaons qui l’ont sculpté le savaient bien. C’est pour cela qu’ils ont recouvert le corps d’un parement », dit Mabrouk.

La tête taillée dans un calcaire plus dur et gris est plus solide, mais une grande maintenance doit être faite au niveau de sa base fragile. Ce que l’équipe en place entreprend également. La première grande restauration du Sphinx datée remonte à Thoutmosis IV qui a entrepris de dégager le colosse du sable qui le recouvrait, suite à un songe qu’il aurait fait alors qu’il était prince et loin du pouvoir. Le Sphinx lui aurait parlé dans son rêve en lui demandant de le sauver. La stèle érigée ensuite entre les pattes du Sphinx par Thoutmosis à son avènement comme Pharaon, et qui est tou­jours là, porte les inscriptions de ce songe dont voilà une partie: « Regarde-moi, jette les yeux sur moi, ô mon fils Thoutmosis; je suis ton père Harmakhis-Khépri-Rê-Atoum. Je te donnerai ma royauté sur terre à la tête des vivants. Tu porteras la couronne blanche et la couronne rouge sur le trône de Geb, le (dieu) héritier. Le pays sera tien dans sa longueur et dans sa largeur, ainsi que ce sur quoi brille l’oeil du maître de l’univers. Tu recevras les aliments des deux terres, ainsi qu’un abondant tribut de tout pays étranger, et une durée de vie comportant beaucoup d’années.

Mon visage est tourné vers toi, et mon coeur vole vers toi; vois l’état où je suis, et mon corps dou­loureux, moi le maître du plateau de Guiza! Le sable du désert sur lequel je trône s’avance vers moi; aussi dois-je me hâter de te confier la réali­sation de mes voeux, car je sais que tu es mon fils qui va me protéger: approche, vois, je suis avec toi, et je suis ton guide. A peine eut-il achevé ces mots que le prince royal s’éveilla, parce qu’il venait d’entendre ce discours (...). Il reconnut que c’étaient les paroles de ce dieu, et il garda le silence en son coeur », Traduction de Serge Sauneron, Les Songes et leur interprétation, col­lection Sources orientales, vol. 2, Paris, Seuil, 1959.

Thoutmosis a aussi construit un mur autour du colosse pour le protéger du vent et du sable. En 1850 puis en 1880, Auguste Mariette et Gaston Maspero tentent de le désensabler en vain. C’est Emile Baraise qui le libère des sables en 1936 et entreprend de sérieuses restaurations. Entre 1980 et 1987, les restaurations exécutées sont catastro­phiques avec usage de ciment. « Le corps du Sphinx le vomit, il se détache », lance un restaura­teur sur place.

Une heure et demie est passée et la pierre taillée et retaillée au millimètre près, colle enfin à la partie qui lui est consacrée sur le corps. « Il nous a fallu toute la matinée pour ajuster ces trois pierres », dit l’ouvrier. Les pierres qui doivent recouvrir la masse calcaire de ce flanc gauche du Sphinx doivent également épouser les contours de la morphologie de la sculpture. C’est pour cela que la pierre doit parfaitement correspondre à l’empreinte prise avant le début de la taille. « On travaille avec la peur au ventre, celle de faire une erreur qui endommagerait la sculpture », dit Am Saïd.

Une quintessence de légendes

Du haut de son sourire énigmatique, le Sphinx en a vu d’autres. D’ailleurs, il sait plus de choses sur nous qu’on ne sait de lui. Qui est-il vraiment ? Une simple sculpture à la gloire d’un Pharaon, qu’il soit Khéphren ou Chéops? Dormirait-il sur des tunnels menant à la salle des archives qui renfermerait les secrets de l’Atlantide? Serait-il l’incarnation d’Anubis, le seigneur de l’au-delà, du pays sacré qui veille à partir de son imposante posture sur les écritures sacrées des Shebti, où les ancêtres auraient inscrit les secrets du trône de l’âme, du processus de la première création, le Premier temps? Aurait-il, selon une étude de géo­logues effectuée en 1990, 7000 ans et donc serait-il antérieur aux Pyramides? Dans l’étude menée notamment par Robert Scotch, géologue améri­cain, il a été révélé que l’érosion du Sphinx en la comparant à celle des tombes qui se trouvent sur le même site est due à la pluie et non au vent, à une période donc où ce sahara connaissait une pluviosité saisonnière.

Ce sacré Sphinx nourrit tous les mystères, et toutes les thèses qui pullulent dans les livres et les sites web. Quintessence d’une puissance mythique dans sa signification et technique dans sa concep­tion, il continue à voir le monde défiler à ses pieds en gardant jalousement ses secrets et ce sourire énigmatique qui couronne une sculpture si puis­sante et si fragile à la fois. A l’image de l’univers.

Un tailleur de pierre des temps modernes

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Quand il travaille, on a l’impression que ses mains ne font qu’un avec la pierre. Dans la famille de Am Saïd, on était tailleur de pierre de père en fils. Cela fait 50 ans qu’il fait ce métier. Sur le site du Sphinx, il est choyé par l’équipe de restaurateurs comme un patriarche à qui on doit le respect. « Je taillais les pierres qui servent à la construction des mosquées. Quand j’étais jeune, je regardais les anciennes sculptures et les inscriptions sur les pierres dans les anciennes mosquées et les églises, et chez moi, j’essayais de les reproduire. C’est ainsi que j’ai appris à sculpter », ajoute-t-il, en caressant la pierre qu’il vient de coller au corps du Sphinx. Son visage brun creusé de pro­fondes rides donne l’impression d’être sculpté au burin. Quand il parle de son métier, Am Saïd a les yeux qui brillent, mais il a tenu à éduquer ses enfants et leur a donné l’occasion de faire d’autres métiers « C’est un métier dur qui demande beaucoup d’efforts et de force, c’est pour­quoi j’ai voulu une autre vie pour mes enfants». Mais qu’en est-il de la relève? « J’ai formé beaucoup de gens », dit-il, mais « le niveau n’est plus celui d’antan. Avant, il fallait juste retailler la pierre une fois. Aujourd’hui, il faut le faire plusieurs fois », poursuit-il, en caressant la pierre qui vient d’être ajustée sur le flanc du Sphinx, il scrute les jointures, sourit et sa posture fait songer aux milliers d’ouvriers qui s’agitaient outils à la main pour exécuter cette sculpture qu’il est en train de rénover. « Durant les années 1960, je travaillais pour 60 piastres par mois, j’adorais tra­vailler la pierre et je continue à le faire. On m’a demandé de participer à la restaura­tion de la mosquée d’Al-Hussein en 1984. J’ai également participé à la restauration de la citadelle de Taba et de Deir Al-Bahari à Louqsor, avec des équipes égyptiennes et étrangères ». Am Saïd avoue avoir tou­jours peur en travaillant sur ces monu­ments chargés d’Histoire. « J’ai toujours peur de me tromper, de faire une erreur qui nuise au monument à restaurer ».

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