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Kléber : L’anti-Bonaparte

Dalia Farouq, Lundi, 28 mars 2016

L'Expédition d'Alexandrie, nouvel ouvrage de l’historien égyptien Abbas Abou-Ghazala, présenté au Salon international du livre du 21 mars au 3 avril à la Bibliothèque d'Alexandrie, retrace l’histoire de l'expédition française d'Egypte et met en relief la relation entre Napoléon Bonaparte et le commandant Kléber.

Kléber : L’anti-Bonaparte
Une gravure de Grenier représentant la prise d'Alexandrie. (Photo : Bibliothèque nationale, France.)

« Cette expédition, qui n’a duré que trois ans, est un sujet abondamment traité dans une impressionnante historiographie. Pourtant, il m’a semblé qu’un nouveau point pouvait compléter tout ce qui a déjà été éprouvé, dit, raconté et analysé. C’est la relation Bonaparte- Kléber », souligne Abou-Ghazala dans son ouvrage publié par la librairie Guthner avec le soutien de la Bibliotheca Alexandrina. Le projet d’écriture de cet ouvrage est né en 1998, date de la commémoration du bicentenaire de l’Expédition d’Egypte, explique Abou-Ghazala dans son ouvrage.

Rien que le titre de l’ouvrage pourrait intriguer le lecteur dans le sens où cette expédition est historiquement connue sous le nom de l’Expédition d’Egypte et non pas d’Alexandrie. Mais l’auteur en a décidé autrement. Originaire d’Alexandrie et passionné de sa culture et sa civilisation, Abou-Ghazala a voulu mettre en exergue l’importance historique de cette ville et le rôle qu’elle a joué et acquis suite à cette expédition. « Que Abbas Abou-Ghazala soit remercié de consacrer pour la première fois un livre à l’acte fondateur de cette renaissance et d’apporter ainsi une contribution notable à l’histoire d’Alexandrie ! (...) Alexandrie doit à son conquérant cruel son retour dans l’Histoire », souligne Louis Blin Consul, général de France à Alexandrie (2003-2005), dans sa préface du livre.

Kléber s’oppose à Bonaparte

Kléber : L’anti-Bonaparte

A travers dix chapitres, l’écrivain présente les convictions et les visées de deux généraux de la Révolution, Bonaparte et Kléber. « Je n’ai pas voulu traiter chronologiquement l’histoire de l’Expédition d’Egypte, ce qui a déjà été fait par d’éminents historiens, mais je me suis intéressé aux rapports quelquefois tendus entre Jean-Baptiste Kléber et Bonaparte, deux généraux de la Révolution ayant commandé tour à tour l’armée d’Orient : l’un, général ambitieux et catalyseur de l'Expédition d’Egypte, l’autre républicain officier et stratège de cette expédition », explique Abou-Ghazala. Selon lui, l’examen des papiers personnels et de la correspondance du général Kléber permettent de révéler une opposition qui existait au sein de l’armée d’Orient. L’Expédition d’Egypte était pour Kléber une occasion de chasser les Anglais d’Orient et d’améliorer le sort des Egyptiens. Pour cela, il s’opposa à la politique de terreur préconisée par Bonaparte. « C’est pourquoi il m’est apparu important de brosser plus en détail le portrait de cet anti-Bonaparte et de préciser son rôle », ajoute l’auteur. L’analyse des mémoires de Kléber permettent de confirmer cette opposition vis-à-vis de Bonaparte à propos de la conquête de l’Egypte. Selon Abou-Ghazala, Kléber, une figure des Lumières, était opposé à tout projet colonial et reprochait à Bonaparte d’avoir engagé la France, par ambition personnelle, dans une aventure militaire vouée à l’échec. Le conflit entre ces deux généraux mérite d’être connu, parce qu’il constitue une page importante de l’histoire de l’Expédition française d’Egypte. L’auteur ajoute que la conception de l’armée chez Kléber se heurtait à la politique du directoire et aux ambitions de Bonaparte. Il se trouvait également en opposition avec le général Menou, partisan du système colonial. L’auteur ajoute qu’en prenant une position d’observateur critique de l’Expédition d’Egypte, Kléber se révéla comme l’anti-Bonaparte. Pourtant, il approuvait le but de l’expédition en tant qu’objet d’étude scientifique, parce qu’il croyait au programme de la révolution pour libérer l’Egypte du joug des Mamelouks et rendre la dignité aux Egyptiens.

Pour Abou-Ghazala, l’opinion de Kléber vis-à-vis du personnage de Bonaparte se résume dans cet extrait tiré des correspondances de Kléber. (Kléber en Egypte 1798-1800, Correspondance) : « Un jour Bonaparte, dans son imprudente présomption, me parla des revers auxquels il devait s’attendre, des succès qu’il espérait après la désastreuse bataille d’Abou-Qir, et dit : Pour moi, qui joue avec l’histoire, je puis calculer plus froidement qu’un autre ces sortes d’événements. Mais, jouer avec l’histoire est, cela me semble, se jouer des événements mêmes ; se jouer de tels événements, c’est jouer de la vie des hommes, des fortunes publiques et particulières, du bonheur et de la prospérité de la patrie. Est-ce là ce que le héros prétendait me faire entendre ? Je l’ignore. Je l’aurais compris s’il m’avait dit : Je ne vis, je n’agis que pour remplir de mon nom des pages de l’Histoire ; la célébrité est le seul objet que je poursuis ; tout le reste n’est pour moi qu’un jargon vide de tout sens. Quoi qu’il en soit, j’ai été tellement frappé de cette impertinence qu’un mouvement involontaire d’indignation m’échappa et lui fit subitement changer de ton et de langage ».

Rapports conflictuels

Kléber : L’anti-Bonaparte
Une gravure illustrant la fuite de Bonaparte de l'Egypte. (Photo : Bibliothèque nationale, France.)

Abou-Ghazala explique que lorsque Bonaparte a été blessé lors de la prise d’Alexandrie, le 1er juillet 1798, il a demandé à Kléber d’assurer le commandement de la ville et de ses environs. Kléber avait du mal à supporter l’autorité de Bonaparte qui ne lui laissait pas suffisamment de marge de manoeuvre. Les conflits entre les deux généraux se multipliaient. L’auteur explique que dans les rapports avec les Egyptiens, Kléber insistait sur la nécessité de ménager l’état d’esprit des habitants, de respecter scrupuleusement leurs règles de vie, de les traiter avec considération. En somme, ce que l’historien explique est que Bonaparte tenait à « maintenir la domination française par la terreur », alors que Kléber s’opposait à « cette politique de vengeance de Bonaparte, dont les ordres ne tenaient pas compte de la situation sur le terrain ». L’auteur poursuit : « Il refusa d’appliquer l’ordre de Bonaparte de démolir la maison d’un habitant ayant blessé un canonnier français ».

Trois crises marquèrent les rapports entre les deux généraux. La première concernait leur point de vue divergent au sujet de la politique d’occupation de l’Egypte et de la campagne de Syrie. La deuxième était liée à la gestion administrative d’Alexandrie, aux difficultés financières et à la pénurie des ressources de l’armée. La troisième crise était relative à la marine, objet des critiques intempestives de Kléber en opposition à Bonaparte qui cherchait à réhabiliter la marine après le désastre d’Abou-Qir.

Les relations entre Bonaparte et Kléber se dégradèrent pour des raisons financières — Bonaparte ayant exigé que Kléber fasse des économies — avant que les deux généraux ne finissent par se réconcilier. Kléber a fini, malgré lui, par succéder à Bonaparte comme général en chef de l’armée d’Orient. Ayant tout le pouvoir à la fois militaire et administratif, Kléber a cherché à développer les recherches culturelles et scientifiques auxquelles il accordait beaucoup d’importance. Et c’est précisément ce que l’auteur cherche à mettre en valeur à travers son livre. Mettre en valeur l’oeuvre de Kléber, méconnu du public et souvent ignoré.

Kléber avait mis en place un véritable travail de recherche en équipe. Il a ainsi créé deux commissions pour les recherches sur les antiquités, et une troisième chargée de rassembler des informations sur la situation de l’Egypte à l’époque. Chaque groupe devait rédiger ses notes pour ensuite les rassembler, avec le travail des autres groupes, dans un mémoire commun. « Ayant ainsi établi les bases de cette oeuvre gigantesque, La Description de l’Egypte, Kléber peut être considéré comme le véritable initiateur de cette oeuvre qui reste aujourd’hui encore une source essentielle pour l’étude de l’Egypte ».

Le mérite de cet ouvrage, L’Expédition d’Alexandrie, est non seulement dans la richesse des informations qu’il présente, mais également dans le style simple et clair de l’écrivain. Les 97 cartes, planches et clichés qui illustrent ce livre contribuent à la richesse de l’oeuvre. De même que la publication des correspondances, que ce soient celles de militaires français de l’époque ou d’historiens. Grâce à L’Expédition d’Alexandrie, on découvre une partie méconnue de l’Histoire et on ne s’en lasse pas. Un livre qui a tout le mérite d’être lu.

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