Thèses différentes. Nous pouvons écarter l’hypothèse relative à la schizophrénie puisque les psychiatres avaient pu diagnostiquer sa maladie : c’était celle qu’on appelait trouble bipolaire. Certains disent aussi qu’il y a parfois de mauvais esprits qui s’emparent des humains et j’ai lu beaucoup de livres sur les phénomènes surnaturels pour tenter de mieux comprendre la vérité. Je n’ai abouti à aucun résultat concret. En vous racontant aujourd’hui cette histoire, je pense au yogi cruel qui a été la cause de sa première crise pendant son voyage en Inde. Et je me demande : est-ce que le magnétisme de ce yogi peut aller au-delà de toutes ces distances, d’un point au nord de l’Inde jusqu’au Caire ? Rita a dit que quand elle a sauté, elle s’attendait à se voir voler, puis elle a ajouté que quand elle a regardé vers le bas, elle a vu une jolie petite cour avec des dalles colorées. C’est ce qui l’a poussée à sauter. Elle n’imaginait pas que cette jolie petite cour pouvait faire mal. Au contraire, elle se disait que cet espace allait la prendre dans ses bras, comme un témoignage de tendresse.
Plus tard, elle disait autre chose encore : elle croyait en fait qu’elle allait faire un plongeon dans la piscine (et je suis bien sûr une excellente nageuse, j’ai figuré aux classements officiels des compétitions de natation et de plongée en France). C’était étonnant de l’entendre dire aussi : Je me suis jetée dans une mer de lie d’huile de sésame. J’aime manger la purée de sésame. A chaque fois que je vais au restaurant Felfela, j’en demande des plats divers avec différents assaisonnements. Si vous ne me croyez pas, demandez à Nagui …
Ainsi, c’était clair que Rita ne savait absolument pas pour quelle raison elle s’était jetée de cette hauteur vertigineuse. Quatre étages d’un de ces bâtiments anciens où chaque étage a quatre mètres de haut. Le dimanche, Rita a quitté le foyer conjugal de Zamalek tôt le matin. C’était trois jours avant l’accident. Une voisine et amie l’a hébergée. Elle se préparait à la séparation et au divorce. J’ai appris qu’elle avait passé la journée du dimanche à une fête d’anniversaire organisée pour l’un des enfants de ses amies. Je n’y accordais aucune importance, je demandais seulement de ses nouvelles auprès de la voisine amie. Je n’ai pas su comment elle a meublé sa journée du lundi. Je croyais qu’elle avait rejoint son amant quelque part et je n’ai donc pas cherché à me préoccuper de ce qu’elle faisait de son temps. J’ai quand même appelé la voisine amie et elle m’a dit que Rita était retournée et s’était déjà couchée. Elle est sortie en catimini de la maison de l’amie, mardi, à 3h du matin. Elle a pris un taxi jusqu’au bout de l’avenue des Pyramides. Elle a raconté ensuite que le chauffeur du taxi voulait trente livres et qu’elle lui a donné trente-trois livres.
Elle s’est rendue d’abord à la pension Tree of Life (l’arbre de vie) dont le propriétaire était Gouda, un ami marchand d’antiquités. Elle contemplait la vue sur les trois Pyramides. La lumière de la lune venait s’y refléter pendant ces instants où elle était restée à la terrasse de la pension de deux étages située à gauche de l’entrée principale du son et lumière des Pyramides. Elle est descendue ensuite dormir dans l’une des chambres. Mais elle ne dormait pas vraiment. Elle a fini par ressortir de la pension et elle marchait vers les Pyramides. C’était vers 4h du matin. Elle marchait toujours pour ne s’arrêter qu’au pied de la troisième Pyramide. Elle a pénétré dans la Pyramide avec un inconnu qui a tenté sa chance en essayant de toucher ses seins. Elle l’a giflé puis est entrée dans l’une des petites pyramides derrière la troisième Pyramide. Elle a confié plus tard qu’elle s’était sentie en sécurité à l’intérieur de la Pyramide comme si elle avait retrouvé la matrice de sa mère.
Tous les amis de Rita et ses proches avaient remarqué très vite que pendant sa nouvelle vie en Egypte, certains lieux historiques l’attiraient comme par une intense énergie magnétique : l’ensemble des pyramides en général et la pyramide rouge du pharaon Snéfrou à Dahchour en particulier. Mais aussi le temple de Kom Ombo et la chapelle de Sekhmet à Karnak.
Il faisait froid : c’était un mois de mars désertique. Le fond de la Pyramide était chaud, silencieux, sombre. A cheval, Rita fonçait vers le coeur du désert, en direction de Saqqarah. Deux autres personnes la rejoignirent. Elle a dit qu’elles voulaient que tout le monde soit nu avant de monter sur les chevaux. Mais elle portait une djellaba à même le corps, ce qui signifie qu’elle s’était d’abord dévêtue pour l’enfiler ensuite. A la pointe du jour, ils étaient encore à Saqqarah. Ils ont décidé ensuite de retourner à la zone des Pyramides de Guiza. Elle portait son sac à main à l’épaule pendant toute la chevauchée. Ces hommes avaient-ils abusé d’elle ? L’avaient-ils volée ? Rita était une femme de trente-trois ans. Elle était svelte, belle, blonde, aux yeux bleus.
Mardi matin, à 9h, elle est allée chez le bijoutier du quartier des Pyramides. Elle venait souvent dans cette bijouterie en tant qu’accompagnatrice de groupes. Elle amenait des clients parmi les touristes. En entrant dans la boutique, elle s’est rendu compte qu’elle avait perdu son sac à main. Le directeur de la bijouterie a payé le taxi. Il était auparavant guide touristique. Il sentait que Rita n’était plus normale. Il la connaissait bien. Tout le personnel de la bijouterie la connaissait également. Il a appelé un taxi pour qu’elle puisse rentrer chez elle. Elle a fini par lui dire qu’elle avait divorcé et ne savait plus où loger. Le directeur du magasin a par la suite confié qu’il n’avait pas senti qu’elle n’allait pas bien. Elle avait seulement fait quelques exercices de yoga sur le sol de la boutique. Elle semblait très heureuse. Nous croyant divorcés, il ne m’avait pas contacté pour ne pas aggraver nos problèmes. En la voyant assise par terre dans des postures de yoga, les vendeurs et les clients se sont moqués d’elle. Il n’avait pas voulu s’en mêler, même en tant qu’ami. Il lui a demandé de partir. C’est alors qu’elle est arrivée en taxi au Club Med de Manial Palace à 10h. Des chalets occupent les jardins du Palais de Mohamad Ali. Elle est allée directement vers la chambre de Laurent, l’ancien directeur. Elle a frappé à la porte avec force. Elle voulait rentrer pour lui annoncer qu’il fallait absolument qu’elle retourne travailler au Club Med en échange d’un logement provisoire parce qu’elle avait divorcé. Ce Laurent dont elle parlait était le directeur du club il y a dix ans. Il ne vivait plus en Egypte. Sa chambre était occupée par une famille française. Un homme avait ouvert à Rita. Il s’est énervé et l’a chassée. Pendant un moment, elle criait : Laurent, réponds ! Ce qui a dérangé tout le monde. Le Français a fini par demander à la sécurité de conduire cette folle à l’extérieur de l’hôtel. Même ce Français, un homme instruit pourtant, n’avait pas remarqué la gravité de son état. Elle a raconté un jour : Ils étaient très antipathiques. Comment ! Ils ne savaient pas que j’habitais à cet hôtel depuis des années ! De mon côté, j’étais étonné car personne n’avait compris qu’elle était malade, qu’elle avait perdu la raison et le sens du temps. Sa perception de l’espace était perturbée. Si quelqu’un lui avait demandé : nous sommes en quelle année, il aurait compris cette vérité. Mais partout au monde les gens sont égoïstes et évitent ceux qui ont mal en leur tournant le dos. On l’a laissée en tout cas s’asseoir dans le jardin de la piscine jusqu’au coucher du soleil. Elle n’avait pas de quoi payer un repas puisqu’elle avait perdu son sac à main. Elle disait : j’avais faim. Je regardais la nourriture sur les tables. Dieu merci, un groupe de touristes est arrivé et je connaissais le guide qui les accompagnait. J’ai pu me servir au buffet ouvert. On n’a rien dit, comme un bonus pour ce guide. Il semble donc qu’il y avait des moments où elle était lucide. Sinon, comment aurait-elle reconnu ce guide ?
Rita a longtemps pensé qu’on avait volé son sac au jardin du Palais de Manial et non pas aux Pyramides. J’ai essayé de lui rappeler plusieurs fois que le directeur de la bijouterie lui avait payé le taxi, ce qui voulait dire qu’elle n’avait plus son sac.
Après deux ans, trois ans, dix ans, elle est passée par d’autres épisodes de délire. Et chose étrange, elle retournait au jardin de l’hôtel Manial Palace pour chercher son sac perdu. Elle voulait retrouver sa carte d’identité égyptienne qui était en papier cartonné à l’époque. Elle chérissait cette carte d’une manière particulière et l’a montrée à toutes ses connaissances quand elle l’a obtenue. C’était un an avant l’incident. La carte d’identité était dans le sac. On aurait pu penser que toute la série de crises ultérieures la ramenait à ce même sentiment d’égarement total qu’elle avait vécu durant cette première bouffée de délire.
Adel Assaad Al-Miry
Médecin, musicologue, professeur de langue arabe et traducteur francophone, il a passé sa jeunesse dans la ville de Tanta dans le Delta d’Egypte. Il a aussi décroché un diplôme d’archéologie islamique et copte, puis un diplôme d’études islamiques. Il a renoncé à toutes ses activités pour être romancier. Auteur du roman Kol ahziaty dayyeqa (toutes mes chaussures sont serrées), celui-ci a réalisé un grand succès en 2010 aux éditions Merit et a été bien accueilli par les critiques et les intellectuels. Ce premier roman est considéré comme une autobiographie d’Al-Miry. Parmi ses ouvrages, citons à titre d’exemple : en 2004, Al-Qarië al-fadi (le lecteur argenté), en 2005, Taämolat gawal fil madina wal ahwal (contemplations d’un voyageur dans la ville et les aspects de vie). Je ne mange plus les marrons glacés est le deuxième roman d’Al-Miry, 2011, Merit.
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