Fatma
Je marche vers le port
J’avance vers mes navires
Je vois par-delà les flots
Le temps que j’ai perdu
J’habite des mots qui sont des noms
L’extrême limite est celle de mon corps
Ô gardien des vivants
Préparons ensemble mon linceul.
Fatma, une femme accroupie, lavant l’habit de
l’ange de la mort. D’instinct, elle savait que le
soleil serait incapable de sécher l’habit. Elle
y souffla de l’air chaud et non pas une simple
expiration. Rien qu’un esprit chaud ! Quand
l’habit fut sec, elle sourit. Elle se mit à filer
sa chanson, puis vint l’ange de la mort. D’un
geste de l’index, elle lui ordonna de quitter
la chambre et de porter son habit. Quand il
sortit, elle sourit. Elle s’assit et puisa au fond
de sa chanson, elle puisait en même temps ce
qui restait de l’âme. Ayant vu tout ce qu’elle
désirait voir, sa chanson se tut, se contracta
et l’âme s’éloigna d’elle. Et elle devint plus
froide qu’un corps étendu sur une natte. Peu
après, l’ange de la mort entra. Il s’approcha
pour faire son travail. Il baissa les yeux et
posa sa main avant de sortir sur la pointe des
pieds comme un mirage pourchassant un autre
mirage, ou comme de l’air inerte.
Je suis venu comme le vent
J’ai connu le reflux comme la mer
A la porte ouverte
La mère dormait
Répands une multiplicité de signes
Hume le nectar entre les lèvres
La séparation de l’âme
N’est que la passion qui coule dans le sang.
Devant la porte ouverte, Fatma était allongée.
Je vis ses mains trembler. Je vis de la lumière
inconnue sur ses yeux. Je répondis à l’appel.
Elle prit appui sur mon âme. Je me réfugiais
dans le chant de mon cheikh. Je m’allongeais,
m’apaisais. Je regardais le havre qui
m’appartenait, avec son drapeau. J’écoutais
ma voix qui se perdait là-bas. Je me trouvais
loin. Je dormais et la voix montait. Plus je
dormais et plus la voix montait. Mes mains
se métamorphosent en deux mâts. Mes cordes
vocales deviennent comme des vagues. Et
mon âme devient une mouette blanche. Ma
mère apparaît soudain devant moi.
Un toit sans piliers
Une terre que rien ne vient couvrir
Un soleil sans banchage
Une lune sans ciel
Une nuit qui est un geôlier
Une âme au fond du voyage nocturne,
Ô maître de l’univers
Que ta volonté soit la mienne !
Le désir révélé
Que se passe-t-il la nuit ?
Une poussière douce et fine
Hante le devant de la scène
Les noms des stations
Flottent dans l’air
Sous les pieds des hommes qui passent
Il est seul celui qui croyait pouvoir
suivre la tempête
Celui qui croyait que la nuit autour de
lui se dissiperait
Seul, et en fermant les yeux, il y voit
naître
Un temps évanescent
Un temps entraînant une suite et des
aboutissements
Et des meutes de chiens
Et une fumée alourdie que le vent a
domptée.
Il est agité par un temps évanescent, et
puis il s’endort.
Le lit de l’homme qui dort
Que se passe-t-il la nuit ?
Les filles prêtes à recevoir l’amour
Marchent au loin
Et le soulier blanc à l’envers près de la porte est usé
Comme une pomme d’Adam étiolée
Et quelques insensés
Viennent seuls
Et un seul ami s’entoure de lumière
Et il se baisse
Pour attendre la fille, dont les hanches se
balancent
Le pantalon de la fille est plus serré
Que ses yeux à lui
Il se baisse
Il attend la désagrégation du corps de la fille
Et quand elle essaye de s’absenter
Elle traverse l’allée
Et s’empare de la scène
Elle détient le flacon des rêves
Elle verse le contenu
Devant l’autre chambre fermée,
Quand ils sont enfin vides
Ils commencent à dormir
Sous le vieux mur.
Que se passe-t-il la nuit ?
Le mouvement des aiguilles très blanches
Qui prennent la forme des chevaliers qui font
la guerre
Et le passé qui répond
Au miroir en face
Pour un temps de sommeil
Comme l’ombre sur le bras d’une femme
Des diacres récitaient des parties des évangiles
Des allumettes
Sont éteintes depuis peu
Et toutes ont retrouvé leurs petites têtes noires
La dame dont les os ont disparu
Entre les cavités du corps
A toujours peur de son propre pantalon,
Quand elle descendra dans l’escalier
Nous en verrons seulement le bord,
Au bout de deux pas les étoiles apparaissent.
Que se passe-t-il la nuit ?
L’air mort tombe sur l’étagère
Des enfants l’ont modifié
Et une jarre pleine de pailles
Qu’ils déversent
Au milieu de la pièce
Une autre jarre
Qu’ils vident
Dans l’ombre
Au fond des allées
Sur les troncs des arbres coupés
Aux pieds des couronnes de fleurs
Sous les vents
Au pied d’un pantin
Les enfants arrachent la part qui leur revient
Et sortent ensuite
L’air dormant essaye de se lever et s’entortille
Dans un coin
Passe sur les bras et les cuisses
Il essaye de retrouver la mémoire
Qui avait opéré une transformation :
Celle de la paille en paroles.
Que se passe-t-il soudain ?
Une brosse à dents sur une table
Une paillasse et des chicots d’arbre
Deux chaises,
La voix du chevalet
La voix du porteur de sommeil
Comme si nous étions entourés des parois d’un puits
D’une nature morte
Les maisons aux clôtures de toutes parts
Pourraient refléter une couleur farouche et piquante
Et les terrasses qui fuient au-delà de l’extrémité d’un mot
Nous arrêtons leur course
Et sans désespérer
Nous portons la Terre sur nos têtes
Pour que la rencontre ait lieu.
Comme deux évadés
Nous pénétrons dans le temps
Nous traversons les choses
Et la voie publique.
Je connais un seul subterfuge
Celui de faire descendre la nuit
Sur le dictionnaire
Lorsque je dors enfin
Je fais le choix d’épier les lettres dans le
dictionnaire.
Comment elles devinrent cette somme d’un
thésaurus …
Au petit corps noir,
Comment leurs sons exprimaient la colère …
Elles veulent s’esquiver en cachette
Elles veulent soudain aller dormir
Sur les doigts des ténèbres.
Un seul subterfuge : ce refuge.
Cauchemar
Si j’avais pu le faire
J’aurais mené la musique
Jusqu’à l’étable
Je l’aurais suspendue de ses pieds renversés
Avec peine, je l’aurais faite prisonnière.
Je vois peut-être des aspirations perdues
Et la fluidité de l’herbe
Puis j’observe les détails de la nuit,
La nuit qui a volé un burin
Et à moitié nue
Elle a creusé un tunnel
Dans les lettres en sueur,
La sueur qui colle à la peau
Et qui coule, des cinq parties du monde,
Et fait couler derrière elle
Une légion de limon
Et des poèmes,
Le marchand de cuivre,
Les boutiques ouvertes
Et les allégories.
Quand les pierres leur font barrage,
Quand la lutte est trop dure,
Pour oublier on se repose
Contre le coeur de l’homme qui dort.
Abdel-Moneim Ramadan
Appartenant à l’école des poètes des années 1970, il a été membre du groupe Voix, influencé par la poésie de Rimbaud, et s’est distingué par une utilisation de la métaphore qui transgresse le tabou. Il se déclare aujourd’hui indépendant et écrit une poésie qui se veut une percée dans les zones troubles, celles des pouvoirs, les plus difficiles à contourner.
Parmi ses nombreux recueils de poèmes en prose : Le Rêve, l’ombre du temps, le rêve, l’ombre de l’espace (1980), La Poussière (1994) et la même année Avant l’eau sur le bord et Ô pourquoi passé tu dors dans mon jardin ? (1995). Il a publié un roman autobiographique en 2009, Matahet al-eskafi (le labyrinthe du cordonnier) aux éditions libanaises Dar Al-Adab, puis il vient de sortir son recueil, dont nous publions ici quelques vers, Al-Hanin al-aari (le désir révélé) aux éditions de la Gebo, 2012.
La publication d’un poème, Le Talisman, en 1995, dans le magazine Ibdaa lui a valu d’être accusé d’impiété devant la Cour de cassation. Abdel-Moneim Ramadan puise dans le registre des textes sacrés pour créer des métaphores surprenantes. Plongé et fortement marqué par la révolution du 25 janvier 2011, il écrit un poème dédié au martyr Mina Daniel, victime de l’attaque de Maspero, intitulé Eloge funèbre à Mina Daniel.
Lien court: