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La maison du feu

Traduction de Dina Heshmat, Lundi, 26 novembre 2012

C’est l’histoire d’un petit garçon passé par tous les petits boulots pour seconder sa mère devenue veuve, que raconte l’écrivain égyptien Mahmoud Al-Wardani dans son dernier roman, Beit al-nar (Merit, 2011). Dans ce passage, il décrit le quartier de Zamalek au Caire tel que le perçoit un adolescent de Choubra.

Une fois le pont d’Aboul-Ela traversé, nous tournâmes à gauche sur la corniche, Sami et moi, le Nil se trouvant à notre gauche et l’ancien palais sur notre droite. Après quelques pas, nous nous retrouvâmes dans une longue allée d’immeubles qui tous donnaient sur le Nil, dont ils n’étaient séparés que par une rue bordée d’arbres très denses et de palmiers royaux très hauts.

Sami portait les robes et les costumes d’été sur des cintres et les utilisait pour se protéger la tête du soleil, alors que je ne cessai pas, tout au long du chemin, de le mettre en garde de ne pas toucher de sa tête trempée de sueur par les rayons brûlants le « travail des clients ». Moi, je portais une caisse en feuilles de palmes au-dessus de laquelle s’alignaient quatorze chemises empilées tête-bêche enveloppées d’une serviette propre.

Litterature

Nous étions à Zamalek, ce lieu dont j’avais tant entendu parler, mais que je n’avais jamais vu. A Zamalek, disait-on, habitaient tous les riches, et aucun pauvre. Il y a longtemps, Qamar avait appris que Tahiya Carioca, notre actrice bien-aimée, y habitait, et qu’elle venait en aide aux pauvres. Une amie lui avait proposé d’aller la voir ensemble, mais au dernier moment, elle s’était sentie gênée et s’était comme d’habitude étouffée dans ses larmes. Elle n’était pas allée.

Sami semblait être un garçon ignoble, insupportable. Pour commencer, il puait ; il ne se lavait pas, c’était certain. Et puis il était gros, en permanence essoufflé ; son visage était couvert de taches blanches et il postillonnait en parlant. Troisièmement, il blasphémait à la moindre occasion. Quatrièmement, il ne m’aimait pas, et me l’avait dit franchement. Je venais lui prendre le baqchich des clients qu’il avait pour lui seul. Je lui avais annoncé que je m’étais mis d’accord avec Am Eryane pour apprendre le métier et que j’allais rester dans le magasin pour repasser les chemises et les pantalons. Il ne m’avait pas répondu mais s’était élancé vers Am Eryane :

« Je suis le garçon de la boutique, j’étais là le premier ! Un garçon de l’école va apprendre le métier avant moi ! Je te dis que c’est un gamin de l’école, Am Eryane ».

Am Eryane avait souri, secoué sa tête dégarnie de cheveux et répondu calmement :

« Ya Sami ! J’ai désespéré de t’apprendre le métier. C’est toi qui n’as pas réussi. Tu as oublié la chemise que tu as brûlée, fils de chien ? ».

Devant la portière du premier immeuble était installé un concierge à la peau mate qui portait une djellaba éclatante de blancheur. Dès qu’il nous vit chargés de commandes, il nous dit :

« Enfin, tu as compris, espèce d’âne ! Quand tu amènes les vêtements repassés, tu entres par cette porte pour qu’ils restent propres ; mais quand tu viens prendre des vêtements, tu entres par l’escalier de service. Comment va Eryane, garçon ? Comment va sa santé ? ».

Puis il se tourna vers moi : « Et lui, il est avec toi ? ».

Il n’attendit pas de réponse, mais se leva soudainement à l’arrivée d’une femme aussi belle qu’une actrice de cinéma qui marchait posément, m’obligeant à fermer les yeux. Elle était très belle, portait des vêtements très chers, et très courts, et avançait entourée d’un halo de bonne odeur. Nous attendîmes son passage, puis montâmes le large escalier de marbre. J’avais l’impression d’être entré dans un frigo très propre qui sentait très bon. Sami s’arrêta au deuxième étage et frappa à la porte qui faisait face à l’ascenseur. Une jeune domestique avec une écharpe sur la tête nous ouvrit ; dès qu’elle nous vit, elle entrebâilla la porte, disparut un moment puis revint, me prit la caisse de chemises puis disparut après avoir de nouveau entrebâillé la porte. Elle n’échangea pas un seul mot avec nous. Elle semblait toute jeune, mais malgré cela, elle était renfrognée, et il y avait dans son regard comme du mépris pour nous. Elle revint enfin, compta l’argent, puis le donna à Sami tandis qu’elle me tendait un ballot en tissu. Au moment où je me détournai, agacé par son attitude hautaine et sa fausse assurance, elle m’appela : « S’il te plaît ! ».

Je me retournai pour revenir vers elle, car je réalisai que c’était à moi qu’elle s’adressait, pas à Sami. Elle ne prononça pas un mot. Tout ce qu’elle fit, c’est tendre la main et récupérer le ballot. Elle le dénoua et le posa sur son genou, puis en sortit le travail, et le compta devant nous :

« Quatre blouses, sept chemises, cinq robes et deux pyjamas. Madame vous dit pas plus tard qu’après demain ».

Elle n’attendit pas de réponse et ferma la porte. Nous montâmes deux étages. Je voyais l’ascenseur qui, en montant, laissait une tache de lumière qui passait devant les étages. On s’arrêta à l’étage suivant, Sami frappa à la porte. Une étrangère aux cheveux blonds, en tenue de sortie, nous ouvrit la porte. Elle s’adressa à Sami :

« Une petite moment ».

Elle entrebâilla la porte et disparut. Sami me lança un regard triomphant :

« Aucun des clients ne te connaît. Tu as vu … l’étrangère ne t’a même pas regardé ».

La femme revint avec dans les mains le ballot encore ouvert. Elle étendit les chemises, les robes, les pantalons et les pyjamas colorés et unis, puis les compta. Elle parlait comme les étrangers dans les films égyptiens, sa bouche se distordait et émettait des mots tordus. Je détournai le visage pour étouffer mes rires. Malgré cela, je me précipitai pour récupérer le ballot et le nouer, puis je le saisis à pleins bras, et lui criai, me souvenant des quelques mots d’allemand que j’avais appris à l’école quelques mois plus tôt :

« Dankeschön ».

Il me sembla qu’elle n’avait pas entendu. Je répétai, dessinant un sourire sur mes lèvres :

« Auf Wiedersehen ».

Elle me regarda avec une ombre de sourire :

« Auf Wiedersehen ».

Nous rebroussâmes chemin. Quand j’entendis la porte se refermer, je me tournai vers Sami, triomphant. Je l’avais battu par la réponse de l’étrangère. Mais il gardait le silence comme s’il n’avait rien entendu et continuait à descendre. J’ai eu peur de lui, car s’il ne disait rien, ça voulait dire qu’il me préparait un sale coup. Ma haine pour lui augmenta encore.

Après cela, nous entrâmes dans un autre immeuble, sur la même rangée qui donnait directement sur le Nil. Nous livrâmes les robes que Sami portait à une autre domestique qui le paya et ne prit même pas la peine de se tourner vers moi. Il saisit l’occasion pour bavarder avec elle et me prouver que les clients le connaissaient et ne faisaient pas attention à moi. Puis nous entrâmes dans deux autres immeubles. Le dernier d’entre eux donnait sur un immense jardin, où des gens en tenue de sport jouaient avec des raquettes au milieu de petits bâtiments dispersés. Mais ce qui m’impressionna vraiment, c’étaient les gens à cheval, lancés au galop. C’était la première fois que je voyais de vrais chevaux montés par des hommes et des femmes, qui ne ressemblaient pas du tout aux chevaux malades et décharnés qui tiraient les carrioles chez nous à Choubra. Nous étions devant l’appartement d’un client dont la grande fenêtre à l’étage où on s’était arrêté donnait sur ce paradis, et le spectacle m’avait subjugué. Oui, c’était un paradis, avec ses espaces verts infinis et ses arbres denses, ses terrains de jeu, les gens qui portaient des vêtements de sport de toutes les couleurs et les hommes et les femmes montés sur des chevaux au galop. Plongé dans le spectacle du paradis, je ne fis pas attention aux clients devant la porte desquels nous attendions, et je laissai faire Sami.

Nous finîmes par descendre, les commandes dans les bras. Je portais quatre ballots que je serrai très fort de peur qu’ils ne me tombent des mains, tandis que Sami en portait cinq en toute aisance. Il me regarda : le travail a ses règles, il ne se porte pas comme ça.

Il me guida tout en traversant la rue, et nous nous arrêtâmes sur la rive. Il posa les ballots qu’il portait sur la rampe en ciment, rattrapa le mien, qui était sur le point de m’échapper, puis se mit à m’expliquer comment il fallait que je le porte :

« Sans nervosité … le travail ne vient pas en forçant. Un ballot sous ton bras gauche. Soutiens-le avec ces deux ballots, comme ça … l’un tu le maintiens du menton et l’autre tu le places sous ton bras droit … et celui-là, le quatrième, tu le maintiens comme ça … Oui, comme ça. Qu’est-ce que tu en penses ? ».

En un instant, ma colère et mon agacement contre lui s’étaient évaporés. Nous marchâmes sous les arbres qui nous protégeaient du soleil. Et, en regardant de l’autre côté du fleuve, je pus discerner le magasin de Am Eryane à Boulaq, sur l’autre rive. Je voulais me réconcilier avec Sami, et j’avais honte de ce que je lui avais fait. Je me suis dit que j’avais une piastre sur moi et que j’achèterais un paquet de biscuits à partager avec lui au premier kiosque. Mais je ressentis soudain une soif terrible, de plus en plus forte, peut-être à cause du Nil qui courait devant moi, lourd, pesant, couleur plomb.

« J’ai soif … j’ai très soif », dis-je à Sami.

Ici, dans ce quartier, me répondit-il, il n’y a qu’une seule fontaine publique, mais c’est la plus belle jarre et la meilleure eau. Viens.

Et nous traversâmes la rue.

Mahmoud Al-Wardani

Né en 1950 au Caire, Mahmoud Al-Wardani a obtenu un diplôme d’assistant social en 1972. Il a travaillé dans ce même domaine dans l’enseignement scolaire de 1975 jusqu’à 1986. Pendant cette période, il a été plusieurs fois arrêté et détenu pour ses positions de gauche. Sa première nouvelle fut publiée en 1968 dans le prestigieux supplément littéraire du journal Al-Messa, dirigé par l’écrivain Abdel-Fattah Al-Gamal.

Parmi ses œuvres publiées depuis les années 1980, cinq recueils de nouvelles, dont Al-Nogoum al-aliya (les étoiles hautes, aux édition GEBO, 1985), Fil zel wal chams (à l’ombre et au soleil, GEBO en 1995), Al-Hafl al-sabahi (la festivité matinale, Dar Masr Al-Mahroussa, 2009) lauréat du prix Sawirès pour la littérature égyptienne pour ses nouvelles en 2011.

Il compte à son actif six romans : Raëhet al-bortoqal (l’odeur de l’orange, Charqiyat, 1992), Awan al-qétaf (l’heure de la récolte, Al-Hilal, 2003), Moussiqa al-mall (la musique du mall, Merit, 2005), Beit al-nar (la maison du feu, Merit, 2011). Son écriture repose souvent sur la documentation jumelée à une fiction proche du fantastique.

Il travaille parallèlement dans la presse depuis 1986 et a participé à la fondation de l’hebdomadaire littéraire Akhbar Al-Adab en 1992.

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