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Nour

Soheir Fahmi, Mardi, 20 novembre 2012

Avec audace et profondeur, Chérif Hatata conte l’histoire d’un viol qui ne peut que remuer notre être et nous remplir de révolte. Voici un chapitre de Nour, son dernier roman sorti aux éditons Masr Al-Mahroussa.

Le froid se fit perçant en cette année comme s’il voulait réparer les dégâts de la chaleur des mois d’automne. Elle enveloppa son corps d’un voile en laine de chameau que portait sa grand-mère Aicha avant qu’elle n’ait le dos courbé et que son corps ne se rapetisse. Elle resserra le châle autour de son cou, posa le plateau de nourriture sur sa tête et sortit à travers la porte de l’entrée de la maison.

Le matin, son oncle avait informé sa mère qu’il avait invité des gens à dîner le soir. Il lui dit que l’homme était un commerçant de moutons de Souhag qui voulait acheter un lopin de terre à côté du mur ouest de la demeure de campagne. Leurs vivres avaient pris un coup et l’argent qu’avait l’habitude de lui envoyer un de ses fils émigrés à Alexandrie ne venait plus. Ils décidèrent donc de vendre la terre autour de la demeure pièce par pièce. Durant la conversation qui s’était déroulée entre eux alors qu’ils étaient assis sur un banc au soleil, il lui demanda d’envoyer un plateau de nourriture pour les invités après la prière du coucher du soleil et non pas l’après-midi.
Elle n’avait rien su de ce qui s’était déroulé entre eux. Elle ne le sut que plus tard. Elle avait passé tout l’après-midi à suivre les leçons qu’elle prenait avec le cheikh. Sa grand-mère avait demandé les services d’une paysanne du nom d’Oum Bahiya, qui venait parfois leur donner un coup de main après le départ des femmes de la famille pour rejoindre leur mari. C’était une femme aux traits grossiers et au corps carré. Elle n’avait pas enfanté de mâle et son mari avait divorcé d’elle. Elle comptait sur elle-même au lieu d’aller demander de l’aide aux membres de sa famille.
Ils avaient fini de préparer le repas et mettre en état deux sacs de riz qu’avait vendus son oncle Antar. La grand-mère lui donna alors une petite somme et la laissa repartir vers sa petite baraque aux extrémités du village. L’heure approchait du coucher alors qu’elle écrivait le dernier mot dans son cahier de dictée. Le cheikh lui donna des leçons à étudier pour le lendemain. Elle ressentit une petite faim, mais alors qu’elle se préparait à chercher un pain du terroir, un oignon et du fromage du village, sa grand-mère l’appela pour lui annoncer que l’invité de son oncle était là. Elle lui demanda de sortir les plateaux de nourriture du four et de les prendre chez son oncle et son invité.
Lorsqu’elle sortit dans la cour, la lune montait au ciel dans toute sa plénitude et la pleine lune éclairait les espaces étendus devant elle. Le bruit de ses pas résonnait dans le silence entrecoupé par les aboiements d’un chien qui se tut peu après. Elle avait l’habitude de marcher la nuit dans la cour, car souvent, sa grand-mère l’envoyait voir une gamoussa qu’elle avait entendu meugler ou pour se rassurer qu’il n’y avait pas de renard qui rôdait autour des poules et des canards ou bien encore pour remplir un seau d’eau lorsque leur vieille trompe à eau ne fonctionnait pas. Elle n’avait donc pas peur de l’obscurité. Elle avait l’habitude de porter sur elle une lampe de kérosène. Toutefois en cette nuit, elle n’en avait pas besoin, les rayons de la lune avaient rendu tout clair devant elle. Pourtant, dès ses premiers pas, elle fut envahie par un sentiment d’appréhension dont elle ne connaissait pas les raisons. Ce sentiment allait en grandissant plus elle avançait. Un danger mystérieux l’attendait quelque part.
Après qu’elle eut traversé la moitié de l’espace jusqu’à la maison de Abdel-Gaber, elle pensa revenir sur ses pas. Son coeur battait très fort mais elle poursuivit sa marche. Que pourrait-elle avancer comme excuse à sa grand-mère en revenant avec le plateau de nourriture alors qu’elle savait que son oncle Antar, et encore plus important son invité, attendaient le dîner qu’elle leur apportait ? Sa grand-mère l’attendrait assise sur le canapé du rez-de-chaussée pour qu’elles montent ensemble retrouver sa mère qui les avait devancées dans son lit dans la chambre à coucher qui lui était propre.
Elle entendit le son du hibou qui s’était installé au-dessus du sycomore près du champ de barsim. Elle entendait sa voix chaque fois que la lune illuminait le ciel. Cette voix, comme beaucoup d’autres voix, était devenue familière pour elle. Néanmoins, il répéta son cri une deuxième puis une troisième, puis encore une quatrième fois avec détermination. Elle se cogna à une pierre et le plateau qu’elle portait sur la tête chavira. Elle reprit vite son équilibre. Elle renforça son étreinte sur la partie surélevée du plateau de peur qu’il ne tombe. Elle respira profondément et pressa le pas pour traverser l’espace qui restait avant d’arriver à la maison. Elle quitta les sandales qu’elle portait au bas de l’escalier et monta les cinq marches jusqu’au balcon. Elle fit descendre le plateau et le posa sur la table basse. Puis comme d’habitude, elle se retourna pour chercher le plateau que laissait son oncle après son petit-déjeuner et avant qu’il ne parte à sa randonnée matinale près du canal sur sa jument grise dont il avait refusé de se départir malgré le peu de ressources qu’ils avaient.
Subitement, elle ressentit deux robustes bras qui entouraient sa taille et qui la poussaient à l’intérieur de la maison. Elle entendit le loquet de la porte qui se refermait. Elle entendit le bruit d’une haleine comme si un animal se terrait dans l’obscurité et l’étreinte de bras qui la tenaient alors qu’elle s’était retournée à la recherche du plateau. Elle ne résista pas. Elle ne cria pas non plus. Elle fut prise par une sorte de paralysie qui l’empêcha de bouger, de crier ou de faire n’importe quoi. Elle sentit son corps tomber de haut pour chuter sur le lit. Des mains qui tiraient sur son châle et son voile pour les lui enlever. Puis qui lui enlevèrent sa djellaba et quelque chose comme un pouce qui essayait de pénétrer entre ses cuisses. Elle entendit le bruit de ses vêtements qui se déchiraient. Elle se mit à émettre des hurlements aigus et ininterrompus en essayant de repousser loin de son corps les mains qui la tenaient. Mais une paume violente se posa sur sa bouche en lui coupant le souffle. D’autres mains encerclèrent ses bras et ses jambes. Comme si une pieuvre aux multiples mains l’encerclait de partout. Elle prit conscience qu’il y avait plus d’un homme. Elle se mit à gesticuler de toutes ses forces pour éloigner les mains qui la tenaient. Mais un corps lourd s’abattit au-dessus d’elle, écarta ses jambes violemment. Elle ressentit le crissement d’une barbe contre sa joue. Des souffles haletants qui montaient et descendaient avec le corps qui l’étouffait et avec une douleur entre ses cuisses telle un couteau aigu au bas de son ventre qui l’avait coupé jusqu’au haut de sa tête. Puis elle sombra dans le puits de la perte de conscience obscure et ne ressentit plus rien.
Elle reprit ses sens pour se retrouver étendue sur la poussière de la cour. Elle ouvrit les yeux pour voir la lune comme si les yeux du ciel, sans faire aucun cas d’elle, s’en écartaient. Elle fut envahie par un sentiment proche de l’étonnement. La froideur de la terre circula dans son corps et elle fut prise d’un tremblement. Elle ressentit la douleur qui s’était rassemblée au bas de son ventre comme si sa peau avait été arrachée. Elle passa sa main sur l’endroit pour connaître l’origine de la blessure, puis sur d’autres endroits qui s’étaient dénudés sous la djellaba déchirée. Elle rechercha le voile pour se couvrir mais elle ne trouva que le châle à ses côtés. Elle releva son buste de sur la terre en s’adossant de sa main. Elle s’enveloppa la tête et la poitrine de l’autre main. Elle fit beaucoup d’efforts jusqu’à ce qu’elle se leva en s’aidant de ses deux mains qu’elle avait posées à terre puis sur ses genoux. Elle fut prise d’un vertige et fut sur le point de tomber. Elle tint bon jusqu’à ce qu’elle reprit son équilibre. Elle se dirigea d’un pas chancelant vers une lumière en provenance de la fenêtre de l’étage supérieur de la demeure. Avant d’y arriver, elle ressentit ses jambes qui ne la tenaient plus et elle s’arrêta. Elle se mit à les toucher pour s’assurer qu'elles la porteraient. Elle toucha son corps et un goût amer lui remplit la bouche. Elle fut prise d’un vertige. Les larmes lui coulaient des yeux et l’empêchaient de voir devant elle. Mais elle continua à avancer avec ses pas chancelants jusqu’à son arrivée à la demeure. Elle traversa la pièce extérieure et l’entrée du rez-de-chaussée. Elle s’arrêta un long moment au bas de l’escalier avant de commencer à monter en s’appuyant sur le guéridon de ses deux mains.
Elle trouva sa grand-mère assise dans l’entrée avec à ses côtés un globe allumé comme si elle était sur le point de sortir. Lorsqu’elle la vit, elle se leva et avança vers elle, alors, elle se jeta à ses jambes en pleurant à voix haute. La grand-mère demeura debout sans bouger en la regardant .
Chérif Hatata
Chérif Hatata est un écrivain et médecin égyptien. Il est l'un des piliers du mouvement communiste égyptien et arabe. Il a été emprisonné pendant des années pour ses idées de gauche progressiste. Il a été également poussé à l'exil à plusieurs reprises. Né le 13 septembre 1923, il termine ses études de médecine en 1946, à l’Université Fouad Ier, actuellement Université du Caire, avec la mention excellent. Mais en raison de ses activités politiques au sein du mouvement de libération nationale (extrême gauche), il est poursuivi et persécuté. Cela ne l’a pas empêché d’avoir une carrière internationale d’enseignant. Il a travaillé notamment dans plusieurs universités américaines et dans des organisations internationales comme l’Organisation mondiale du travail. Hatata a écrit de nombreux romans et nouvelles dont La Défaite en 1978, publié aux éditions Al-Talia (l’avant-garde) et Une Histoire d’amour moderne, en 1984, publié aux éditions Al-Adab (les lettres). Il était marié à l’activiste féministe Nawal Al-Saadawy, et il a eu d’elle deux enfants, l’écrivaine Mona Helmi et le cinéaste Atef Hatata.
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