Lorsque j’étais petite, je rêvais. Je ne connaissais pas encore la signification de ce phénomène et j’étais ignorante du terme qui exprimait ces choses qui m’arrivaient peu après que j’avais fermé les yeux. Je n’étais pas en mesure de demander à ma mère : « Maman, je fais des rêves. Cela est-il naturel ou bien suis-je malade ? ». Je n’en étais pas en mesure, car le mot « rêve » n’était pas encore entré dans mon vocabulaire. Ces « rêves » avaient commencé à se produire chez moi, et je m’en souviens. Mais, je ne savais pas d’où ils venaient, et franchement, je n’imaginais pas que de tels phénomènes puissent arriver à quelqu’un. Je pensais que lorsque je dormais, mon lit me transportait jusqu’à un certain endroit, puis me ramenait au moment propice pour me réveiller et aller à la crèche. C’est pourquoi, le matin, j’étais le dernier à sortir la tête de la couverture et à descendre du lit : en effet, je craignais d’ouvrir les yeux alors que je me trouvais encore à l’un des endroits où m’avait transporté le lit, et de me perdre, incapable de retrouver seule le chemin du retour à la maison. Ainsi, je n’ouvrais les yeux qu’après avoir entendu les voix de tous ceux qui se trouvaient dans la maison et les avoir parfaitement distinguées.
J’aimais ces lieux, ces personnages et ces événements que me faisait connaître mon lit. Au point que je « la » caressais lorsque je me réveillais pour « la » remercier— je m’imaginais que « lit » était féminin, et que c’était ma mère, car je n’avais pas encore compris que chacun n’avait qu’une seule mère et un seul père. Ainsi, pour moi, ma mère était ma mère, ma grand-mère maternelle était ma mère, mon lit était ma mère, Assouan était ma mère, Ras Al-Barr était ma mère et l’arbre dont le tronc s’appuyait sur le balcon de ma chambre à coucher était ma mère… Et, de même, mon père était mon père, Louqsor était mon père, la mer était mon père, le piano de l’école était mon père, même la lune que je voyais disparaître à l’aube, depuis le balcon du salon, était mon père, ainsi que le fauteuil en velours soyeux marron que j’aimais, à côté de ce balcon, tous étaient mes pères… Il semble aussi que je n’eusse pas compris l’idée de famille au sens strict, car je m’étais choisie des frères et des soeurs avec lesquels je jouais: la pâte à modeler, la télévision, le réveil, les boîtes de médicaments de ma grand-mère maternelle et sa boîte à collyre de couleur cuivre, les vêtements que je choisissais… J’avais même des enfants: ainsi, lorsque je désirais un fils à partir du chocolat, j’en mangeais beaucoup jusqu’à ce que mon estomac grossisse et l’engendre pour moi …
Mes doigts également étaient pour moi un jeu, ceux de mes mains comme de mes pieds. Je les enfonçais dans ma soeur la pâte à modeler pour jouer ensemble avec… Je les enroulais autour des fils à scoubidou, mon ami, et les faisais converser avec mon père le piano, étreindre mon père le fauteuil et prendre la température de mon père l’arbre en exerçant une pression sur son écorce. Parfois encore, je me couchais sur le dos, en levant les jambes, et faisais de mes pieds et de mes mains des arbres dont les branches conversaient entre elles à propos de la forêt à l’orée de laquelle ces arbres avaient poussé, du vent violent qui soufflait si fort qu’il faisait trembler leurs feuilles (mes vingt doigts de mains et de pieds) et pencher leurs branches (mes bras et mes jambes) qui manquaient de se briser… C’est ainsi que j’essayais de remercier mon lit… en jouant à ce jeu au-dessus de lui, en dessous, ou appuyée à lui, de façon à l’emmener avec moi dans des lieux de mon invention, de même qu’il me transportait endormie jusqu’à des endroits qu’il connaissait et qu’il voulait me faire connaître… Cependant, le premier jeu auquel je voulus l’associer fut celui que je dénommais « mon opinion » : assise sur lui, je me grattais la tête avec les deux mains, puis je tirais la langue en essayant de la voir et d’émettre en même temps un son quelconque …
J’appris le mot « opinion » avant d’apprendre le mot « rêve » ou « rêvasserie ». J’avais alors 3 ans. Mon père avait inauguré une tradition dans la famille, qui était de réunir tous les membres de la famille étendue, à partir de 3 ans, 2 heures chaque jeudi, de 5h à 7h. Lors de cette séance hebdomadaire, celui qui avait des récriminations contre tel ou tel autre membre de la famille les exposait devant tout le monde et elles étaient discutées jusqu’à ce que les deux adversaires trouvent une solution à leur litige et se réconcilient. C’est également à l’occasion de cette séance que celui qui pensait avoir commis une erreur sur une question donnée durant la semaine ou qui avait été tourmenté par un problème qu’il n’arrivait pas à résoudre pouvait le soumettre au reste de la famille. Enfin, elle servait à discuter les dépenses hebdomadaires de la maison et à décider de l’excursion du vendredi, en fonction de la situation financière et des périodes d’examens.
Lorsque j’eus 3 ans, je me mis à fréquenter la réunion de famille hebdomadaire, sans pour autant en comprendre les enjeux. Et quand mon père me demanda une fois: « Et toi, quelle est ton opinion ? », je le regardais d’un air hébété et interrogateur, car je ne comprenais pas le sens de ce mot. C’était la première fois que je l’entendais. Je regardais ma mère, attendant une explication. « Ma chérie », me dit-elle, « Cela est tout à fait naturel, nous avons parlé de certains sujets, et nous voudrions avoir ton opinion ». Mais je répondis par la négative. « Alors, tu n’es pas d’accord », me dit-elle.
(Peinture murale de Alaa Awad)
«
Evidemment que je ne suis pas d’accord », répondis-je. Mon opinion m’appartient en propre, et je jouerais seule avec elle, sans permettre à personne de me la prendre. Seulement, je souhaite, si cette «
opinion » est vraiment à moi, que vous me disiez où je peux l’acheter et à quel prix, pour que j’économise l’argent nécessaire pour cette dépense et que je la prenne avec moi dans ma chambre.
Le mot « dépense» aussi était nouveau pour moi. Mais je l’appris avant le mot « opinion » et je m’y accoutumais rapidement, car je l’entendais quotidiennement. Ainsi, avant d’entrer dans la crèche, mon père me disait : « Prends, ma chérie, cet argent pour tes dépenses et achète ce que tu veux avec » …
Je voulais acheter « mon opinion », mais je ne la trouvais ni à la cantine de la crèche, ni chez Am Chaabane, confiseur voisin, ce vieil homme sympathique qui ne se départait jamais d’un sourire qui laissait voir une bouche quasiment sans dents, et qui avait toujours dans son magasin du chewing-gum-cigarettes, des bonbons et des pièces de monnaie en chocolat, ni à la boutique Sabah Al-Kheir — nom que je pensais être celui de son propriétaire— située au coin de la rue et où l’on vendait des jeux pour enfants: c’est là que je trouvais la pâte à modeler que j’aimais, les petits tambourins en plastique, le piano miniature qui émettait des sons semblables à ceux du xylophone, le xylophone lui-même, ainsi que les fils en plastique colorés du scoubidou, la verroterie et les fils durs de hameçon. Mais je n’y trouvais pas « mon opinion ».
Hoda Hussein
Née au Caire en 1972, Hoda Hussein est poétesse, romancière et traductrice. Elle a également publié des nouvelles dans plusieurs revues arabes spécialisées et elle a tourné des courts métrages. Elle a participé à de nombreux festivals et rencontres poétiques, tels que Les Voix de la Méditerranée en 1999 et 2007, le Festival des poètes du monde au Chili en 2006, où elle a reçu le prix Pablo Neruda pour la représentation du patrimoine.
Son premier recueil de poèmes en prose est Leyakonn (que ce soit) aux éditions du Conseil suprême de la culture en 1996, puis suivront Fima mada (autrefois) en 1998, Achwaïya (chaos) en 2000 et Aqneat al-warda (les masques de la rose) en 2002. Elle a traduit vers l’arabe L’Ecriture, de Marguerite Duras, et 3 romans d’Annie Ernaux, dont L’Evénement aux éditons Merit.
Son 3e roman, Wa Raäyt rouhi bagaa (mon âme est un cygne) a reçu le prix Sawirès du roman. Il est paru aux éditions Kaléma en 2012.
Lien court: