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Causeries avec des inconnus

Traduction de Suzanne El Lackany , Mardi, 23 octobre 2012

Epousant une écriture fictive et poétique, le jeune Mohamad Rabie raconte dans son premier roman Kawkab Anbar (étoile d’ambre) l’histoire d’une bibliothèque ancienne qui attend l’autorisation de démolition. En voici un extrait.

Le hasard a voulu que je la voie, accroupie sur le trottoir. Elle vendait du maïs grillé. J’étais déterminé à aller contre les clichés et décidé à vous transmettre le fond de ses pensées. Nous, les journalistes et les rédacteurs, nous avons l’habitude de vous fournir les nouvelles des grands de ce monde et de l’élite, mais cette femme était vêtue de loques usées qui laissaient deviner qu’elle était extrêmement pauvre. Elle était honnête malgré l’indigence. Elle ne mendiait pas, ne demandait pas d’obole aux passants au gré de la charité ou des humiliations. Je lui ai parlé car j’y ai vu un scoop intéressant. Nous nous sommes mis à parler lorsque je lui ai demandé de me griller, sans se presser, un épi de maïs. Sur le charbon de bois, elle cuisait le maïs tout en lui soufflant de l’air avec sa panoplie de plumes, comme un musicien introduisant l’air par les cordes d’un luth avec son archet. Elle me disait : ne t’occupe pas de mon histoire, je suis semblable à beaucoup d’autres gens simples en Egypte.

Je n’ai pas accompli de miracles extraordinaires qui puissent stimuler l’intérêt des lecteurs. Je vais par contre te raconter l’histoire d’un grand amour. Tout séparait au début les héros de l’histoire. Le héros est un notable de Gharbiya et l’héroïne une jeune fille modeste d’Alexandrie. Ils étaient unis par l’amour de la littérature et de la poésie. Leur première rencontre a eu lieu à l’occasion d’une joute poétique où le héros est sorti vainqueur, sans doute l’héroïne l’a-t-elle laissé volontairement remporter ce succès qu’elle méritait plutôt. On aurait dit qu’elle voyait quelque présage ou ce que le destin lui réservait avec ce jeune homme. Les jours passaient et le rapprochait de plus en plus de la jeune fille. Entre eux naissait le sentiment amoureux, la passion, l’impatience de se revoir, les nuits sans sommeil et l’inquiétude.

Ses origines modestes étaient toutefois une entrave sur leur chemin parsemé de pétales de roses. Le père du héros attendait de son fils qu’il annonce ses fiançailles avec la fille d’un riche parent, d’un homme politique illustre ou d’une personnalité importante dans le pays. Le héros avait trouvé un subterfuge pour que son père bénisse ce mariage. Connaissant ses intentions profondes, il pouvait agir en conséquence. Il a invité la jeune fille à leur palais un soir. Elle portait un habit simple et sa mise était modeste, sans parures ni bijoux. Les invités, nantis et fortunés, ne l’ont pas bien accueillie.

Le héros, avec sa présence d’esprit, a annoncé à tout ce monde qu’elle allait lire un poème qu’elle a composé. Une poésie d’un style nouveau qui réjouirait les cœurs. Tout le monde s’est étonné de l’audace de la jeune fille qui disait qu’elle écrivait des poèmes, surtout que deux grands poètes des plus célèbres étaient aussi présents. Elle n’a pas hésité et elle a avancé vers le salon central du palais. Debout, la taille élancée, elle disait ses vers d’une voix courageuse et confiante, mais avec quelque retenue et candeur. Son dernier poème. La plupart de ceux qui étaient présents étaient des hypocrites qui ignoraient les règles de l’art poétique et de la littérature. Ils se taisaient et leur silence s’est prolongé quand elle avait terminé sa diction. Le père s’est rendu compte de son éloquence et de son parler élégant. Il épiait et analysait les invités pour voir si on allait lui adresser un compliment. Il a posé un regard interrogateur sur Ahmad Chawqi bey. Chawqi bey s’est levé de son trône parmi une cour d’admirateurs. Il est allé vers la jeune fille. Il a pris sa main délicate et l’a touchée du bout des lèvres. Il a dit fièrement que la splendide demoiselle qui se trouvait parmi eux ce soir-là était la plus douée des poétesses rencontrées dans sa vie. Les bravos et les applaudissements des flatteurs ont retenti immédiatement sans qu’ils ne sachent pour quelle raison au juste. Le père prenait conscience de l’étendue de leur ignorance, eux, les riches, et de la vaste culture de la jeune fille si sensible, malgré la modestie de sa condition. Le lendemain, le jeune amoureux a confié à son père sa décision. Il lui a révélé que l’apparition de Kawkab la veille était sa manière à lui de la lui présenter. Il craignait sa colère s’il apprenait son désir d’épouser une fille modeste, a-t-il alors avoué. Le père a souri et s’est rappelé que la mère de son fils était une simple Française. Il se disait que celui qui ressemble à son père n’a pas tort au fond. Et il a béni l’heureux mariage.

L’estime de l’époux et du beau-père grandissait. La femme poète a demandé au père de construire une bibliothèque qui porterait son nom et de la doter de livres qui seraient un pèlerinage pour ainsi dire pour tous ceux qui cherchent le savoir et la culture. Elle ne voulait absolument rien d’autre. Elle ne se préoccupait ni de mode des coiffures comme les autres femmes de son âge, ni d’argent à accumuler. Son souhait le plus cher c’était de voir les autres devenir meilleurs grâce à la science et aux lettres. Les mœurs et les vies des gens ne seraient-elles pas plus belles par l’action du dialogue et de la critique constructive ?

Le jeune époux lui accordait ce qu’elle demandait. Il a exaucé donc ce désir d’autant plus qu’il correspondait à ses goûts et à ses inclinations. Il s’est empressé de réaliser le rêve le plus cher de sa femme. Il a fait l’acquisition de l’édifice que tu peux voir ici même et il a fait don d’une partie des livres de sa bibliothèque qu’il aimait. La bibliothèque Kawkab Anbar a enfin existé au nom de l’inspiratrice du projet.

Quand cette obscure inconnue avait fini de parler, j’étais saisi d’étonnement. De fil en aiguille, nous avions évoqué la vie des grands. Je ne l’avais particulièrement pas voulu. Que dire alors du geste de cette dame formidable : Kawkab Anbar ?

La femme qui grillait du maïs avait assisté à cette fameuse réception, je pouvais l’imaginer. On lui avait demandé de venir et de se mettre dans un coin du palais sous la lumière pour cuire du maïs aux invités diamantés. Oh ! Fantastique ! Peut-être que le propriétaire du palais lui avait offert à la fin de la fête le prix du meilleur épi d’or. C’était un homme hospitalier et généreux qui organisait souvent des fêtes. Il a accepté que son fils se marie avec une fille dont il ne savait rien. Quant à ses mots : il s’est rappelé que la mère de son fils était une simple Française, ils étaient très forts et significatifs. Cela prouvait que la femme aux maïs avait la capacité de sonder les pensées des autres. La bibliothèque était donc le fruit d’un grand amour. Je savais qu’on pouvait construire des mausolées à la femme aimée, mais une bibliothèque ! C’était assez insolite, surtout autrefois. Il est toujours agréable de voir une femme dans une bibliothèque, même si 70 ans nous séparent de l’événement, même si elle est défunte, maintenant. Son souvenir restait à travers un article de journal, une plaque de marbre sur la grille de la bibliothèque. Ceci semble tout à fait improbable lorsque je vois tous ces hommes autour de moi actuellement.

La bibliothèque est devenue mon lieu de travail pendant un mois. Je ne vais pas regarder furtivement les filles assises autour des tables près de moi. J’observe celles qui sont laides ou celles qui sont belles, sans différence, même celles dont les cheveux sont grisonnants et qui passent du temps à la cuisine à apprêter les cornes grecques (j’exagère un peu), c’est agréable de les observer aussi pour deviner leur beauté passée à travers les yeux verts et les nez délicats. Je crois parfois que le gouvernement embauche des femmes pour adoucir l’ambiance dans les bureaux et pour empêcher aussi que les hommes soient grossiers ou qu’ils échangent des insultes. L’Etat participe activement en même temps à lier par le mariage les candidats qui le désirent. L’occasion d’une rencontre entre jeunes gens matures se présente avec des chances de réussite dans les locaux administratifs ou comme l’exprime si bien un terme de la langue de la presse des années 1930 : « les cabinets gouvernementaux »

Kawkab Anbar est sans doute morte et ses enfants disparus. Ils sont morts peut-être dans le besoin, n’ayant plus le prix d’un repas après avoir dépensé tout leur argent pour l’entretien de la bibliothèque et la sauvegarde des livres. L’ancien gouvernement de la révolution a peut-être obligé cette famille à quitter le pays ou a nationalisé leurs biens. Kawkab Anbar est-elle morte dans la peine d’avoir tout perdu ? Au fond, la plupart des histoires d’amour connaissent une fin tragique. A l’origine, la femme a une présence précieuse partout : aux ministères, à la bibliothèque, dans un film et bien sûr dans un roman.

Mohamed Rabie

Le jeune écrivain Mohamad Rabie est architecte de formation, diplômé en 2002. Ayant un penchant pour l’écriture depuis son jeune âge, il a créé un blog sur Internet, lequel a rencontré le succès parmi les jeunes. Son premier roman Kawkab Anbar, édité en 2011 chez Kotob Khan, et dont nous publions ici un extrait, est le fruit d’un atelier d’écriture organisé par la librairie Al-Kotob Khan et dirigé par le poète et écrivain Yasser Abdel-Latif. Ce même roman a remporté le prix Sawirès du meilleur roman en 2011, dans la catégorie prix des jeunes romanciers. Après ce succès, il vient de signer un deuxième roman Aam al-tennine (l’an du dragon) chez le même éditeur.

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