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Ahmad Abdel-Moneim Ramadan : Par une calme nuit d’été

Traduction de Michel Galloux, Lundi, 27 janvier 2014

Le nouveau recueil de nouvelles d’Ahmad Abdel-Moneim Ramadan, Face à Sean Connery, est un hymne au cinéma. Une écriture qui dépeint la profondeur des cadres, les voix, les détails anodins et où l’amour prend une place de choix. Extraits.

Chaque jour, elle se tenait debout au même endroit, dans cette rue calme empruntée par des voitures de luxe roulant à vive allure, aussi élégante que la rue. Elle se tenait là, après avoir poudré son visage blanc de couleurs vives illuminant la nuit sombre et dessinant un sourire innocent, un sourire différent de celui des prostituées, aimable et délicat. Puis elle fléchissait un genou, tandis qu’elle cambrait la taille, découvrant les courbures de son corps tendre et de ses fesses dodues et exhibant ses seins volumineux d’entre ses vêtements légers.

Lui se tenait debout, chaque jour au même moment, de l’autre côté de la chaussée, il ne faisait partie ni des résidents de cette rue, ni de ceux qui l’empruntaient habituellement. Il la vit un jour alors qu’il venait de mettre fin à une relation sentimentale qui avait duré des années après avoir découvert que sa bien-aimée continuait d’entretenir une amitié avec certains de ses collègues hommes. Sans doute était-il conservateur ou bien obstiné, car il n’avait jamais aimé Qassem Amin. Il lui avait ordonné au préalable de cesser toute relation avec ses connaissances du sexe opposé, elle le lui avait souvent promis, mais n’avait pas souvent tenu ses promesses. Jusqu’à ce qu’il apprenne par hasard qu’elle mentait, innocemment ou pas. Or, il ne supportait pas le mensonge, et par une nuit calme et sombre, alors qu’ils traversaient le Nil en compagnie d’amoureux passionnés, il mit fin à leur relation … Il marcha longtemps, tournant les pages de ses souvenirs récents, la voyant en chaque passant qu’il croisait dans les rues qu’il empruntait. Il songea à retourner à elle, pour se jeter dans ses bras, embrasser avec délice et volupté ses lèvres menteuses, c’était un enfant innocent, il détestait le mensonge et maudissait les menteurs, il continua à marcher, le temps passait lentement, ses yeux faillirent le trahir, mais il retint ses larmes sous ses paupières … Jusqu’à ce qu’il parvienne à cette rue tranquille et sombre, pour se dissimuler entre ses bâtiments et chercher refuge auprès de ses murs antiques. Il la trouva de l’autre côté, comme si elle l’attendait, elle souriait … Non pas à lui, car elle avait l’habitude de ne sourire qu’aux automobilistes, c’étaient les horaires de travail, et le travail était sacré … Il fut charmé par ce sourire dessiné sur ces lèvres rouge sombre qui brillaient à la surface d’une toile blanche ornementée d’yeux bruns et de cheveux noirs qui flottaient légèrement des deux côtés de la toile, agités par une brise légère.

Il s’arrêta de l’autre côté de la rue et continua à la regarder avec un intérêt soutenu, la fixant dans ses moindres détails, oubliant totalement sa bien-aimée depuis que ses yeux s’étaient posés sur la silhouette qui se dessinait de l’autre côté, chaque fois qu’elle se mouvait vers la droite, il se mouvait parallèlement à elle, et quand elle se déplaçait à gauche, il faisait de même. Elle laissa les voitures et leva les yeux vers cet homme qui abritait le trottoir d’en face, elle tourna la tête vers lui en souriant, d’un sourire différent, non pas artificiel, mais spontané, sans que l’on puisse savoir lequel des deux était le plus beau, car tous deux étaient charmeurs. Il lui rendit son sourire, quelque peu décontenancé, en restant cloué à sa place, sans traverser la rue … Une voiture s’arrêta devant elle, elle parla au conducteur qui ne tarda pas à démarrer rapidement, laissant la jeune fille à sa place habituelle, elle lui lança un regard aguicheur, mais il ne vint pas … Elle fit la moue, avant de sourire à nouveau aux conducteurs, jusqu’à ce qu’elle monte avec l’un d’eux. Elle disparut alors, après avoir accaparé ses pensées.

Il retourna chez lui à pied, titubant dans les rues comme un ivrogne, ses jambes ne le portant plus. Arrivé, il se jeta sur son lit, ferma les yeux en respirant profondément, et se mit à rêver à sa silhouette séduisante, à son corps chaud et à ses yeux charmeurs. Il passa une longue nuit dans un nouveau giron, tiède et profond. C’était le premier jour qu’il passait loin de sa bien-aimée précédente, mais il ne pensa pas à elle et n’en rêva pas, il remarqua d’ailleurs qu’il n’avait jamais rêvé à elle !!

Le lendemain, après le coucher du soleil, il sortit en se dirigeant vers la même rue, s’arrêta au même endroit et resta à l’attendre une heure ou plus. Elle arriva dans un taxi, assise à l’arrière, sortit et se pencha en avant pour payer le chauffeur, laissant retomber un peu ses seins. Elle retourna à son emplacement habituel, exactement comme la veille, arbora son sourire charmeur et attendit le client. Elle le remarqua, le regarda droit dans les yeux, et arbora cette fois-ci son autre sourire, le vrai, l’invitant presque à venir la retrouver. Son sourire se changea en rire alors qu’elle le regardait fixement, tandis que lui, était sur le point d’exploser, rouge de honte et de gêne. Une voiture s’arrêta devant elle, puis une seconde, puis une troisième, sans qu’elle n’y monte, puis elle lui lança un regard réprobateur empreint de tristesse, et monta dans la voiture suivante.

Il revint ainsi se placer face à elle chaque jour sans prononcer un mot, pour retourner se mettre au lit, rêvant à une nuit ou à une vie entière entre ses bras.

Une semaine passa, et elle lui souriait de moins en moins chaque jour, jusqu’à ce qu’elle se lassât de le voir debout ainsi en permanence sans lui parler, comme un père qui surveille et suit tout ce que fait sa fille prodigue …

Elle traversa la rue et se retrouva devant lui, face à face, elle le scruta longuement, puis dit d’une voix douce : « Et alors ? ». Il ne lui répondit pas, et s’immergea dans les détails de sa féminité. Elle lui demanda : « Tu n’as pas d’argent, n’est-ce pas ? ». Il lui répondit par un signe de la tête, puis sortit de sa poche un billet de cent livres. Elle rit avec simplicité, sans vulgarité ni grands éclats de rire montant jusqu’au ciel, et lui fit signe de la main de remettre son argent dans sa poche, avant d’ajouter : « Bon, as-tu un endroit ? ». Il lui fit comprendre, par le même hochement de tête, que non. Elle dit : « Ça, c’est un problème, moi non plus, je n’en ai pas ».

« Tu veux que je t’invite à dîner ? ».

Elle esquissa un sourire ingénu, comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années, et dit : « Dîner ? C’est tout ? ».

Il rougit et répondit : « Si tu n’as pas d’objection ».

Elle dit, sans se départir de son sourire : « Non, je n’en ai pas » … avant d’ajouter : « Tu es vraiment étrange ».

Il sourit pour la première fois depuis le début du dialogue, et son sourire se substitua à la morosité, puis il hocha la tête pour signifier son accord. Elle sentit que les choses prenaient un cours inhabituel pour elle, mais cela lui plaisait. Elle se renfrogna un moment, puis dit avec virulence : « A propos, je n’étais pas comme ça, mais il m’est arrivé des ennuis, ce qui s’est passé, c’est que j’ai … ». Il la fit taire, en mettant l’index sur ses lèvres, qui lui transmirent leur belle couleur rouge. Le sourire revint sur son visage ingénu, même s’il était altéré par une certaine peur. Elle dit : « Je peux laisser tomber ce travail ». Il ne commenta pas, puis elle demanda avec insistance : « Tu veux qu’on fasse le chemin ensemble ? ». Pour toute réponse, il l’enlaça avec son bras et la serra contre sa poitrine rugueuse.

Elle s’arrêta devant un magasin fermé, et vit son image dans sa vitrine en verre, elle glissa alors la main dans la poche du pantalon de son compagnon et en sortit un mouchoir avec lequel elle essuya son rouge à lèvres foncé sur ses lèvres souriantes, avant de passer la langue dessus pour enlever ce qu’il en restait. Elle le regarda avec une innocence qui ne pouvait être celle d’une prostituée, écarta son bras de son corps et plaça le sien entre les deux, se collant à lui comme le fait toute amoureuse qui étreint son amant. Elle ferma les yeux, respira longuement une odeur qui lui était inconnue, sourit les yeux toujours clos, donnant libre cours à des rêveries lointaines, les lèvres décolorées, les cheveux dénoués flottant dans la brise légère d’une nuit d’été apparemment calme, très calme.

Ahmad Abdel-Moneim Ramadan

Né au Caire en 1985. Médecin, il a obtenu son diplôme en chirurgie de l’Université du Caire en 2008. Il a commencé à publier des textes littéraires en parallèle à ses études dès 2007. Son premier roman a été Raëhat mawlana (le parfum de mawlana) en 2012 paru chez GEBO. Son deuxième roman, dont nous publions ici un extrait, Fi Mowagahat Sean Connery (face à Sean Conrey) est publié aux éditions Rawafed au Caire en 2013.

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