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Moustapha Soliman : Graffiti

Lundi, 13 janvier 2014

Les affrontements de la rue Mohamad Mahmoud ont nourri l’imagination du jeune écrivain Moustapha Soliman dans son premier roman prometteur Graffiti (édition Masr Al-Arabiya). Extrait qui fera l’objet du salon Le Premier Livre à l’Institut français du Caire.

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Le nom du pacha Mohamad Mahmoud a toujours évoqué la force. C’est le plus marquant des premiers ministres qui ont dirigé l’Egypte sous le règne des rois Fouad et Farouq. Lorsqu’on parle de lui, c’est l’expression « la main de fer » qui vient immédiatement à l’esprit, et c’est d’ailleurs le titre d’un livre qui lui est consacré et qui renferme le discours ronflant qu’il prononça lors de sa prise de fonction. Il y décrivait comment il allait affronter la situation désastreuse que traversait le pays pendant la période qui avait précédé son accession au pouvoir. De fait, on voit en lui la personnalité qui utilisait avec le plus d’audace et de maestria la force en politique car, en suspendant la Constitution et avec l’aide du palais, il parvint à réduire à néant le Wafd, qui avait jusque là la majorité au Parlement.

De nos jours, son nom évoque toujours l’usage de la force, car c’est dans le maquis de la rue qui porte son nom que la police a réprimé les manifestants d’une main de fer, sous prétexte de les empêcher d’attaquer le ministère et d’y mettre le feu.

Mais ce qui est vraiment étrange ici, ce n’est pas tant l’action de la police, que l’attitude des gens qui s’étaient massés dans cette rue : plus il y avait de blessés de toutes sortes (de l’oeil crevé à la blessure à la tête en passant par les blessures par balles), plus leur nombre augmentait, et en tout cas, jamais il ne diminuait.

Hossam avait choisi de s’installer contre le mur de l’Université américaine, d’où il avait une vue d’ensemble des événements, et parce qu’il était plus facile de se déplacer sur le trottoir que sur la chaussée.

Tandis que s’élevaient les slogans condamnant l’usage de la force et réclamant la chute du régime militaire, il a entendu des tirs à balles réelles et, quelques secondes après, juste à sa droite, il a vu un jeune homme s’effondrer tout près de lui.

Il s’est précipité, a pris sur son épaule le jeune homme qui était blessé à l’abdomen et l’a emporté à toute vitesse vers le bout de la rue, en fendant les rangs des manifestants qui s’ouvraient devant lui.

Au coin de la rue, il y avait une ambulance qui l’a pris en charge sur le champ, mais l’équipe médicale a refusé que quelqu’un accompagne le blessé. En entendant cela, Hossam a explosé et s’est mis à hurler des injures et à maudire son interlocuteur, en cognant sur les portes de l’ambulance.

Il a fini par se rendre aux arguments des personnes présentes qui lui disaient que ça ne servirait à rien et qu’il fallait qu’il laisse partir l’ambulance pour qu’on puisse faire le nécessaire pour sauver le blessé.

Ça a été très dur pour Hossam, et quand l’ambulance a démarré, il n’a pu se contenir, il s’est jeté par terre, complètement hystérique — on aurait dit qu’il était épileptique — en répétant encore et encore la même phrase : « Ah ! Ils l’ont tué sous mes yeux … Ils l’ont tué, les salauds ! ».

Un jeune homme s’est approché de lui, on ne voyait rien de son visage, on aurait dit un soldat équipé pour la guerre chimique, il avait le bas du visage couvert par un masque à gaz sur lequel le filtre faisait une grosse bosse et ses yeux étaient cachés derrière des lunettes de piscine.

Calmement, le jeune homme a aidé Hossam à se relever, et il est parti avec lui vers la rue Al-Qasr Al-Aïni, sur le trottoir de l’Université américaine, à l’angle de la rue Cheikh Rihane … Il l’a fait asseoir.

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Peinture de Alaa Awad à la rue Mohamad Mahmoud. Photo : Maya Goweily.

Hossam s’est calmé petit à petit, mais quelque chose le faisait encore souffrir. Naturellement, cela fait un choc de se retrouver à porter de la responsabilité de sauver une vie, c’est difficile, surtout quand la vie ou la mort de quelqu’un dépend de la vitesse avec laquelle tu marches. Cela pose la question de la mort, que fuient tous ceux qui vivent sur cette terre. Mais le plus dur pour Hossam, c’est qu’il avait déjà connu une situation semblable : quand il était plus jeune, son père malade s’était éteint sous ses yeux, et il n’avait rien pu faire pour le sauver.

Hossam a froncé un sourcil réprobateur devant l’allure du jeune homme qui essayait de l’aider à reprendre ses esprits, mais celui-ci a mis fin à ses interrogations en enlevant le masque qui protégeait son visage

Ce n’était autre que Youssef Habib qui, avant même d’avoir fini d’enlever ses lunettes, posa sur lui un regard inexpressif :

— Eh ben ! Mon vieux, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Les salauds ! Ils en ont tué un juste devant moi !

— Qui c’est, les salauds ? Et ils ont tué qui ? Raconte, mon vieux !

— Tu vois, j’étais en bas de Mohamad Mahmoud. D’un seul coup, il y a eu une détonation, j’ai regardé, et j’ai vu quelqu’un juste à côté de moi qui se tenait le ventre, il est tombé, et du sang coulait de sa bouche.

— C’est pas possible, c’est horrible ! Viens avec moi, mon vieux !

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Ça va servir à quoi ?

— Ce que tu viens de me raconter, ça veux dire qu’on tire, et à balles réelles … C’est une catastrophe, si ça continue comme ça, il peut y avoir beaucoup de morts, il faut passer l’information aux dirigeants du mouvement … Viens avec moi.

Ils ont traversé la place Tahrir en direction de la statue de Omar Makram. Youssef cherchait quelqu’un des yeux, et la trouva enfin.

Elle avait la quarantaine, portait une jupe noire qui balayait le sol, une veste en laine et un châle de coton qui couvrait ses épaules.

Youssef s’est approché d’elle, lui a murmuré quelque chose à l’oreille, mais ça n’a pas eu l’air de l’émouvoir plus que ça ; elle a secoué la tête d’un air désolé et lui a dit quelques mots.

Youssef est revenu, impassible, et a dit à Hossam que le mouvement avait eu l’information, et qu’ils avaient pris contact avec un avocat pour qu’il aille à l’hôpital et fasse le nécessaire.

Youssef a eu un petit sourire et a regardé Hossam, qui était toujours sous le choc ; il a été chez les vendeuses de thé chercher deux verres en plastique, un pour Hossam et un pour lui, puis il a posé sa main sur son épaule :

— Je sais que ce que tu as vu, c’est terrible, mais il faut que tu sois plus fort que tout ça.

— Dans quel état tu veux que je sois ? J’ai transporté quelqu’un qui était en train de mourir !

— Le garçon qui est mort là-bas, c’est un bouc émissaire !

— Quoi ?!

— Je résume, mais c’est leur méthode depuis le 25 janvier, on tire, il y en a deux ou trois qui tombent … Ils pensent que comme ça ils font peur aux gens. Mais ce qui se passe en réalité, c’est que quand il y en a un qui meurt, il y en a dix qui prennent sa place. Si tu laisses tomber, c’est eux qui ont gagné et toi qui as perdu.

— Moi ?!

— Oui, tu es désespéré, et c’est ça ce qu’ils veulent … Ils veulent que tu maudisses le jour où tu es né … Et que tu maudisses le jour où tu as décidé de participer à la révolution.

— Pourquoi ? … On n’est pas tous des êtres humains ? … C’est normal qu’il y en ait cinq ou six qui meurent tous les jours ? … On n’est pas des animaux … Ils nous jettent à la poubelle … Pourtant, mon vieux, si un chien meurt, ils creusent un trou et ils le mettent dedans … Mais nous, ils nous jettent à la poubelle.

— Hossam, un tyran est prêt à faire n’importe quoi pour rester en place … Toi, tu ne sais pas ce qu’on dit de nous à la télévision.

— On dit quoi à la télévision ?

— On dit qu’on se shoote au Tramadol et qu’on fait des partouzes dans les tentes.

— Quoi ?

— Mais oui … Les médias sont plus dangereux que le ministère de l’Intérieur … Ils dégoûtent les gens de la révolution petit à petit … Pour vaincre, il faut que tu sois plus fort qu’eux … et que tu ne te laisses pas mener par eux là où ils veulent. Tu ne connais pas le poème de Mahmoud Darwich qui commence par : Vous qui passez ?

— Non … Je ne m’intéresse pas trop à la poésie.

— Alors écoute ce que dit ce grand monsieur :

« Vous qui passez au milieu des mots éphémères

Emportez vos mots et allez-vous-en

Ôtez votre horloge de notre temps, et allez-vous-en

Emportez tout le bleu de la mer et tout le sable de la mémoire que vous voulez

Emportez toutes les images que vous voulez, et vous saurez

Que vous ne saurez jamais

Comment une seule pierre de notre terre peut suffire à bâtir la voûte céleste ».

— Incroyable … C’est beau …

— Ce qui est encore plus beau, c’est que tu fais exactement ce que dit le poème … Ils te tirent dessus avec des grenades et des balles réelles … Et toi, tu leur réponds avec des slogans … Ils lancent des gaz et tu réponds avec des pierres … Tu te défends, c’est tout … Et tu leur montres qu’une pierre dans ta main, ça vaut dix grenades lacrymogènes … Et vingt coups de fusil … Tu as compris ?

— Oui, j’ai compris.

— Bon, tu es prêt ou quoi ?

— Prêt pour quoi ?

— On y va, on plonge ?

— Bien sûr que je suis prêt.

— Allez, mets ton masque et on y va … A la grâce de Dieu.

Ils se sont pris par la main, se sont enfoncés dans la rue Mohamad Mahmoud et ont disparu dans la foule des manifestants.

La traduction de ce texte est réalisée par l’Atelier de traduction du DEAC dans le cadre du Premier Livre. Ce salon mensuel tenu à la médiathèque de l’Institut français de Mounira organise une rencontre avec l’auteur de Graffiti le 21 janvier à 18h.

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