Jeudi, 12 décembre 2024
Al-Ahram Hebdo > Littérature >

Amr Al-Guindi : 313

Traduction de Michel Galloux, Lundi, 06 janvier 2014

Dans son nouveau roman 313, Amr Al-Guindi dépeint un univers ambigu oscillant entre suspens policier et analyse psychanalytique. Dans le premier chapitre, le héros souffre de troubles de mémoire et finit par se laisser guider par un déséquilibré.

Au début, il crut qu’il était mort, mais ce n’était pas le cas, comme il put s’en rendre compte lorsqu’il éprouva cette douleur qui lui martelait la tête et toutes les parties du corps : les morts n’éprouvent pas de douleur, ou peut-être en éprouvent-ils sans que nous le sachions, ce serait une vérité effrayante si elle était un jour prouvée, cependant, il souffre trop pour penser à cela maintenant, une souffrance terrible semblable à une longue et terrifiante symphonie qui s’élève petit à petit et le conduit au bord de la folie et du suicide. Certes, ce n’est pas la messe pour les morts, mais peut-être n’en est-ce pas très différent en ces instants critiques, il ne put se lever de son lit, car cette idée lui sembla terrifiante, même avant que son corps n’y songe, il recula un peu la tête en arrière, après s’être redressé, il se mit en mouvement, utilisant les mains avec une extrême difficulté, inconscient de la partie supérieure de son corps, jusqu’à ce que son dos se trouve face à l’arrière du lit, rampant en traînant son corps comme quelqu’un dont les jambes ont été paralysées, ses yeux restèrent longtemps clos, pendant une période qu’il ne pouvait évaluer, car la douleur qui s’était diffusée dans toutes les parties de son corps lui donna l’impression que le temps était sa propriété exclusive, et que dans sa lenteur à s’écouler, il avait même conspiré contre lui en oubliant tout le monde, se souvenant seulement de lui.

Cette douleur ne lui sembla en aucune façon logique, car comment tout cela s’était-il faufilé jusqu’à lui sans qu’il s’en rende compte, pas même à la dernière seconde ? Ce qu’il sait bien de la douleur, c’est qu’elle nous vient en douceur, après des signaux d’alarme clairs, c’est un visiteur indésirable et un hôte qu’on ne souhaite pas voir, et pourtant, elle finit malgré tout par arriver, après un court instant, il comprit que son idée de la douleur n’était pas parfaitement correcte, car il y a des types de douleurs qui ne viendront jamais sous une forme traditionnelle, vous ne direz jamais : « Je suis sur le point de me sentir fatigué » ou « Je sens que je ne vais pas bien », cela ne se produira pas, car il y a des douleurs malignes qui arrivent comme le voleur dont vous ne découvrez la présence qu’après le choc que produit en vous la constatation de la disparition d’un bien, si ce n’est de tous vos biens. Il aurait souhaité en ces instants critiques qu’il lui reste quelque chose pour qu’il puisse se lever à nouveau.

Il bougea les pieds avec difficulté, les yeux toujours clos, ce qui provoqua une douleur épouvantable dans sa jambe gauche, il poussa un gémissement qui l’effraya lui-même, il allongea les lèvres un moment, puis se mordit la lèvre inférieure de douleur, et après quelques secondes d’expectative pénible dans l’attente du départ de ce visiteur importun, il se mit à réfléchir, il ne douta pas un instant qu’il était aveugle, il ne pourrait jamais supporter une telle idée, il pourrait admettre la paralysie d’un quelconque de ses membres, mais jamais la cécité, c’était parfaitement inacceptable. Mais la douleur l’assaillit à nouveau, comme des flots assourdissants traversant sa tête, la peau entre ses yeux se plissa, les traits de son visage tressaillirent et ses dents s’entrechoquèrent sous l’effet de la douleur, il appliqua alors les deux mains sur sa tête pour tenter, dans la mesure du possible, de contenir cette douleur, ou peut-être encore pour arracher cette tête et s’en débarrasser à jamais, il ne ressentit que peu durant ces moments-là l’intensité de la douleur dans sa jambe parce que les coups de marteau dans sa tête étaient beaucoup plus violents que toute autre douleur dans son corps, et au bout de deux minutes de lamentations et de gémissements en alternance, les « flots » décidèrent de se calmer un peu, mais un peu seulement, il le savait, sa respiration ralentit et de même les mouvements de sa poitrine ascendants et descendants comme une vague en colère dans un océan déchaîné.

C’était là un repos momentané dans ces moments critiques, et il lui fallait se détendre un peu en exploitant cette accalmie relative, les tremblements commencèrent à diminuer progressivement, ce qui l’aida à supporter sa douleur, il s’inclina légèrement du côté droit en retirant doucement et précautionneusement ses mains de sa tête, tandis qu’il continuait à claquer des dents, mais de façon modérée, les traits de son visage cessèrent progressivement de tressaillir, il humecta ses lèvres avec sa langue, car il sentait comme un désert ardent en travers de sa gorge, ses lèvres étaient lourdes et excessivement sèches, la vie les avait-elle quittées sans qu’il ne le sache ? Il ressentit de la fraîcheur, non, en fait cette fraîcheur était là depuis qu’il s’était réveillé de sa somnolence. « Etait-il vraiment somnolent ? ». C’est ainsi que la question lui traversa l’esprit, mais il ne réfléchit pas beaucoup à la réponse, se préparant, méfiant, à un nouvel assaut de la douleur, au bout de deux minutes, il éprouva une certaine sérénité et essaya alors de se redresser, mais des battements violents et douloureux dans sa jambe droite à chaque fois qu’il la mouvait l’en empêchèrent, c’est comme s’il avait à traîner un poids lourd attaché à ce pied : il lui fallait le tirer, ou bien rester immobile s’il ne voulait pas rentrer dans le jeu épuisant de la douleur.

1
« La Loyauté », peinture murale de Alaa Awad, 2012.

Il se souvint en ces moments-là de sa mère qui lui promettait de l’emmener au jardin zoologique pour voir le renard qu’il aimait, s’il l’aidait à transporter certaines affaires à l’intérieur de la maison. Il se souvint de sa passion pour le renard, et plus précisément pour sa grande intelligence, il ne le voyait pas comme une bête rusée, ou plutôt il considérait que cette ruse était un moyen dont Dieu lui avait fait don pour se protéger contre la violence de la forêt et de ses habitants sauvages, comprenant bien que Dieu avait donné à chacun d’entre nous un moyen de défense auquel recourir en cas de besoin, et qu’il n’y avait jamais de victime, mais que c’était la mauvaise utilisation de ce dont Dieu nous avait pourvu qui nous transformait en victimes.

Il se rappela à quel point il était fort en portant jusqu’à la maison des affaires qui dépassaient ses capacités, tandis que sa mère le grondait de peur que quelque chose ne tombe par terre ou sur lui. Mais il ne l’écoutait jamais, et elle ne comprenait pas qu’il avait hâte de gagner son cadeau, qui était d’aller voir le renard.

Il respira à nouveau profondément, humecta ses lèvres et appuya une nouvelle fois son corps, qui était en position inclinée, au panneau vertical du lit, derrière lequel se trouvait directement le mur. Il saisit fortement avec ses deux mains le lit, ses dents se mirent à claquer légèrement, il décida de mouvoir ses deux pieds ensemble, non, pas encore, se dit-il, je dois davantage me préparer. Ne te presse pas, David … Sois fort et persévérant, car la force vient de la persévérance, et sois aussi rusé que le renard, prends de court tes douleurs comme elles te prennent de court et ne te résigne pas à cette maudite douleur.

Il criait comme un enfant en se tordant de douleur sur le lit après avoir bougé son pied droit, serrait le drap fortement avec deux mains qui luttaient contre la mort, il jeta l’oreiller par terre, sentit qu’il ne voulait rien autour de lui, il n’y avait personne pour le secourir, seulement des « Aaaah » silencieux, le gémissement attendu, mais jamais il n’aurait imaginé une douleur aussi cruelle, il était couché sur le ventre dans ces moments-là, après une lutte acharnée et inégale, il enfouit la tête dans le lit, c’était comme s’il l’enfouissait dans la terre, ses deux mains étaient placées sur ses côtés à proximité de la tête, serrant le drap, et ses dents claquaient avec force et bruit, comme si une tempête de neige s’était abattue aujourd’hui sur elles, tandis que son corps tremblait violemment, pris d’un tremblement convulsif, David ne savait pas qu’au bout de quelques courts instants, il allait perdre conscience …

Une perte totale de conscience … .

Amr Al-Guindi

Ecrivain égyptien, Amr Al-Guindi est né en 1983 à Damiette. Après une licence en gestion et commerce, il obtient une autre licence en littérature anglaise à l’Université de Liverpool. Il a commencé l’écriture à travers la poésie en publiant Qesset hob serriya (une histoire d’amour clandestine). Son roman 313, dont nous publions ici le premier chapitre (édition Al-Dar Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2013) est son 3e roman. Il a déjà publié Voga en 2011 et 9 ml en 2012. Son recueil de nouvelles publié en 2010 est intitulé Men agl al-chaytane (pour les yeux de Satan).

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique