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Yasmine Zahrane : L’âme errante

Traduction de Michel Galloux, Mardi, 17 décembre 2013

La Palestinienne Yasmine Zahrane relate dans son nouveau roman Rouh tabhass an gassad (une âme en quête d’un corps) le rapport lointain et enchevêtré entre la terre de Canaan et les pharaons.

« Veuillez vous rendre chez monsieur le directeur ». C’est en ces termes que le planton s’adressa à moi, l’air sombre. Je me levais à contrecoeur de mon bureau dans la salle des professeurs, alors que les collègues autour de moi se faisaient des signes d’intelligence et chuchotaient entre eux, car ils connaissaient la raison de ma convocation. Je feignais l’in­différence et m’engageais dans le couloir menant au bureau du direc­teur qui était assis dans son fauteuil, fier comme un coq sur un tas de fumier, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Il ne répondit pas à mon salut, mais tendit la main et sortit une feuille d’un tiroir, en disant : « Tenez, monsieur, ceci est un avertissement du ministère de l’Education et de l’Enseignement à Amman, qui sera suivi d’un licen­ciement. Et cela est une lettre de l’inspecteur qui annule votre voyage en Egypte avec les élèves de troi­sième année ». Je saisis le document sans le lire, et demandais ingénu­ment : « Et pourquoi donc ? ». « Ne faites pas l’idiot », et il prononça un mot obscène que je ne mentionnerai pas. « J’ai failli perdre mon poste à cause de vous. Vous souvenez-vous lorsque vous avez accompagné les étudiants à la manifestation de sou­tien à Abdel-Nasser sans me deman­der l’autorisation ? Avez-vous oublié vos slogans hostiles au gou­vernement qui paye votre salaire ? Est-il sorti de votre mémoire que ce pays nous a protégés et a annexé ce qu’il restait de la Palestine ? ». « Je n’ai pas demandé votre autorisa­tion, car je savais que vous refuse­riez, répondais-je. Quant à la parti­cipation à la manifestation où étaient scandés des slogans en faveur de la libération du Canal de Suez, c’était un devoir national. Avez-vous oublié, monsieur le direc­teur, que la majorité des étudiants de troisième année sont de Lod et de Ramla, et qu’ils font partie du der­nier lot de gens expulsés de leurs maisons par l’occupation. Ils ont insisté sur le fait de participer parce que Abdel-Nasser est leur seul espoir de libération. Quant à l’an­nulation du voyage en Egypte, c’est une décision impardonnable, mais je me débrouillerais pour accompa­gner les élèves, au moment des congés, jusqu’à la grande patrie des Arabes, où j’embrasserai la terre foulée par Abdel-Nasser ». Là, le directeur se mit à vociférer, mena­çant : « Vous ne ferez pas cela tant que je serai directeur de cette facul­té. Disparaissez de ma vue et allez scander vos slogans vains en atten­dant la lettre de licenciement ».

Je retournais dans la salle des pro­fesseurs souriant, comme si de rien n’était, et m’assois à mon bureau, feignant de lire le journal tout en regardant les collègues qui s’atten­daient à me voir revenir en colère.

L’un d’eux me demanda : « Que veut le directeur ? ».

« Tu m’interroges, alors que tu sais parfaitement qu’il me menace de me renvoyer ! », répondais-je. « Je suis sorti manifester publique­ment et je n’ai vu aucun d’entre vous accomplir son devoir national même partiellement. En revanche, j’ai vu la directrice de la maison des enseignantes avec ses étudiantes, mais naturellement, elle n’est pas menacée comme moi de licencie­ment, car elle est une parente par alliance du ministre de l’Education et de l’Enseignement ! Moi, je suis fier de ce que j’ai fait, et mon renvoi n’est qu’un modeste sacrifice face à ce que représente Abdel-Nasser ».

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Peinture de Salah Al-Mur.

Le silence régna, trahissant chez les uns une joie maligne face à mon renvoi. Quant aux autres, ils ne se souciaient que de flatter le directeur et de conserver leur poste.

Dans la soirée, j’allai à la maison d’hôtes saluer le cheikh qui me fit bon accueil, s’écriant : « Bienvenue au professeur Noeman ». Je l’inter­rompais : « Je vais perdre mon poste de professeur, selon le direc­teur de la faculté ! ».

« Comment ! Qu’as-tu fait ? ».

« J’ai scandé des slogans en faveur de Abdel-Nasser lors de la manifestation ».

Le cheikh s’émut et dit : « Comment cette personne mépri­sable et son ministère osent-ils te menacer de renvoi ? J’irais à Amman et je remuerais ciel et terre. Je leur dirais que le clan tout entier a participé à la manifestation, que cela leur plaise ou pas, car il n’y a pas un seul Palestinien qui n’estime Abdel-Nasser. Je dis cela alors qu’ils savent bien à Amman à quel point je suis heureux du régime arabe, après les Anglais ».

A la maison, je trouvais ma vieille mère plus réjouie que d’habitude. Elle commença à se préparer à descendre à la ferme, et s’entendit avec une gla­neuse et son mari, qui venaient d’Al-Zahiriyya, pour les envoyer dans la vallée construire le treillis à partir de branches et de paille dans la cour du château où ils allaient habiter. Elle dit : « Je vais descendre demain avec certaines affaires, et je t’attendrais. Les vacances approchent, et je te lais­serais Fares (le chien de garde) et le chat Simsim t’accompagner jusqu’à la vallée, commence donc à préparer tes livres et tes papiers, mais je t’im­pose comme condition d’aider Oum Hamad à cueillir les figues et à les porter sur la terrasse au lieu de pas­ser ta journée à lire tes livres jaunis ».

Je ris en disant : « Tu vas des­cendre avec Oum Hamad pour cueillir les figues ? ».

Elle répondit en feignant la colère : « Et pourquoi donc ne des­cendrais-je pas ? Penses-tu que je suis trop vieille pour cela ? ».

« Dieu m’en préserve ! Qu’Il t’ac­corde longue vie, Oum Noeman ! ». Elle avait quatre-vingt-dix ans bien sonnés, refusait de vieillir et s’ima­ginait être une jeune fille !

J’aime la ferme et je la déteste en même temps, durant mon enfance, je passais tout l’été à Kafariyya pour cueillir les figues et les vendre à la fin de l’été, lorsqu’elles avaient séché, aux bédouins de Beersheba et de la rive orientale du Jourdain qui se précipitaient pour les acheter. Notre unique source de revenus après la mort de mon père était la vente des figues séchées et de l’huile, car il avait laissé ma mère seule avec un enfant et sans revenu, ni soutien de famille. Je passais ainsi à Kafariyya les vacances sco­laires du primaire et du secondaire, puis les vacances universitaires lorsque je revenais de l’université à Beyrouth. Et lorsque j’obtiens le poste de professeur et que mon trai­tement nous suffit pour couvrir les dépenses quotidiennes de base, ma mère insista pour que je descende à Kafariyya, disant : « Dédaignes-tu de descendre à Kafariyya depuis que tu es devenu professeur ? Tu as tort, mon fils, car cette terre est notre vie ».

Kafariyya évoque le pire et le meilleur pour moi. Je l’aime, parce que j’y ai ma famille et mes ori­gines, et je la déteste parce qu’elle m’éloigne de la vie du pays et des gens.

Cette année, cependant, après avoir été menacé d’être renvoyé, je passais plus de temps à Kafariyya, car c’était notre seule source de revenus. Je me pris à aimer davan­tage la vallée, le col, la montagne, ce brouillard ou cette rosée qui la recouvraient de l’aube jusqu’au milieu de la matinée, la sieste à l’ombre du château ou sous l’arbre quinquina, à midi, lorsque la cha­leur est intense, que règne le silence et que les oiseaux s’arrêtent de pépier et de gazouiller. Mon appétit pour le pain chaud cuit dans le four fabriqué en plein air par ma mère à partir de boue augmenta, ainsi que pour « cheikh al-mahchi », mon plat préféré de la ferme, j’appréciais davantage les histoires fantastiques remplies de djinns, de fantômes, de sultans et de princesses, que contait Oum Hamad le soir, ainsi que les récits de ma mère sur sa jeunesse à l’époque des Turcs et sur les soldats anglais, avec leurs visages rougis par le soleil, lorsqu’ils occupèrent le village.

Yasmine Zahrane

Née en 1933 à Ramallah en Palestine, elle a fait des études à l’Université de Colombia aux Etats-Unis et obtenu un doctorat en archéologie de l’Université de la Sorbonne, à Paris. Ecrivaine et chercheuse, elle vit entre Paris et Ramallah, et voyage aussi ailleurs pour ses travaux archéologiques. Elle a écrit des romans en arabe comme Al-Lahn al-awal min ayam Filistin (la première mélodie des jours de Palestine) en 1991 et Harat Al-Bayadir (la ruelle d’Al-Baya­dir) en 1999. Son roman, dont nous publions ici un extrait, a été publié au Caire en 2013, aux éditions Merit. Elle a de même déjà publié des ouvrages en anglais comme A Beggar at Damascus Gate, Ghassan Resurrected ou Philip the Arab.

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