En rentrant à la maison, je me rappelai que ma mère n’avait pas atteint soixante-cinq ans pour mourir ainsi subitement, je me réjouis en mon for intérieur et considérai cet événement comme ayant été retardé de dix ans du fait qu’elle se plaignait en permanence du manque d’oxygène. Mon oncle maternel Nazar m’informa qu’elle avait quitté son lit infect dans l’après-midi et avait commencé à écrire une longue lettre à une créature inconnue que nous pensions être un amant ou une amie d’enfance avec laquelle elle évoquait en permanence des époques révolues qui ne concernaient plus personne, mais que ma mère avait vécues durant les dernières années de sa vie et qu’elle ne souhaitait pas quitter. Elle n’arrivait pas à croire que le président était mort comme toute autre créature, malgré la cérémonie de condoléances et le deuil national. La télévision diffusa ses photos et anciens discours, invita des centaines de personnalités qui firent son éloge funèbre et mentionnèrent ses innombrables surnoms avec une grande déférence. Leurs yeux débordaient de larmes, alors qu’ils évoquaient les mérites du père dirigeant, dirigeant en temps de guerre comme en temps de paix, l’homme sage des Arabes, l’athlète de première classe, le juge de première classe et l’ingénieur de première classe … Ils éprouvaient un grand chagrin de ne pas avoir dit « le dieu de première classe ».
Ma mère disait : « La force et la violence ne meurent pas », ajoutant : « Le sang des victimes ne permet pas au tyran de mourir, c’est une porte entrouverte dont l’entrebâillement devient de plus en plus étroit jusqu’à étouffer le meurtrier ». Elle rêvasse et choisit des termes appropriés pour raconter ses anecdotes préférées sur le passé, décrit avec enthousiasme les vêtements élégants de ses amies et leurs senteurs parfumées empreintes d’espoir, elle revoit les images de manifestantes semblables au fruit du coton non cueilli, d’un blanc éclatant sous un soleil couchant. Elle poursuit son éloge du passé, elle le fait revivre avec délice, pour se venger de sa vie humiliante, décrit l’ancien soleil, exprime sa nostalgie de l’odeur de la vieille terre après les premières pluies, nous fait sentir que tout a changé effectivement et à quel point nous sommes malheureux, car nous n’avons pas vécu cette belle époque où la laitue était plus fraîche et les femmes plus féminines.
Elle laissa les brouillons sur la table pendant des jours, comme c’était l’habitude, nous ne nous souciâmes pas de leur cas, de même que pour le reste des vieilles lettres dont les mots écrits à l’encre de Chine spéciale étaient recouverts de poussière, pendant vingt ans elle l’amena de la librairie de mon oncle Abdel-Moneim à l’entrée de Bab Al-Nasr. Elle prit l’habitude de le visiter et de l’interroger sur un papier à rayures qui sentait la cannelle. Lui prit l’habitude de l’interroger et ils n’évoquèrent plus ensemble les souvenirs de la « belle époque du tramway » comme ils appelaient leur enfance difficile et leur relation complexe, il lui tendait en silence une douzaine de feuilles blanches, lui rendait la monnaie et ne l’écoutait pas lorsqu’elle lui demandait d’être patient, il retournait s’asseoir dans son coin sombre, fixant une photo de famille aux couleurs délavées qui ne l’avait pas quitté, avec au centre son fils Yéhia souriant, les cheveux huilés et brillants, ses deux frères Hassan et Hussein l’entourant de leurs bras d’un geste fort et assuré, exprimant ainsi l’aspiration des fils de la famille à une harmonie durable.

« La mère du martyr » de Youssef Abdelki.
Mon oncle Abdel-Moneim ne voyait plus sur la photo que son fils Yéhia qu’il avait vu pour la dernière fois mort et enveloppé dans un linceul à la morgue de la clinique de l’université, le visage brûlé et sans doigts, le corps contusionné par des câbles électriques, avec des entailles purulentes non encore cicatrisées causées par des coups de couteaux. Il se contenta d’un seul coup d’oeil pour reconnaître le corps, après quoi le médecin légiste referma le tiroir en fer comme s’il faisait un travail de routine, sans prêter attention à sa demande pressante de toucher son visage. Il lui demanda froidement d’accomplir les formalités de réception du corps et d’inhumation sans condoléances, sous la garde de six soldats parachutistes qui déambulaient avec leurs fusils et leur uniforme militaire complet dans les couloirs de la morgue.
Il se présenta à la clinique avant la prière de l’aube, accompagné de ses deux fils Hassan et Hussein, ainsi qu’un ami qui fut expulsé sans ménagement. Ils portèrent le corps jusqu’à un corbillard Volkswagen ancien modèle, montèrent dedans et s’installèrent autour du cercueil, se regardant fixement et pleurant en silence.
La mort se propageait pesamment dans les rues désertes d’Alep, à tel point que cela en devenait insupportable. Ils arrivèrent au caveau de famille, les soldats leur demandèrent de porter le cercueil pour permettre à un cheikh qui était là à les attendre d’accomplir pour lui la prière funéraire, mon oncle Abdel-Moneim hocha la tête comme un aliéné mental, il bredouilla quelques mots que personne ne comprit, le cheikh fit la prière à la hâte, les deux fils de mon oncle alignés derrière lui, sans lever les yeux du cercueil dont les soldats sortirent un amas de chairs enveloppé dans un linceul crasseux. Ils ne leur permirent ni de fixer le regard sur les yeux éteints ni de l’étreindre comme il sied lors de l’inhumation d’un frère. Les larmes se figèrent dans leurs yeux et ils se contentèrent de regarder leur père qui ne cessait de pleurer en silence et de bredouiller des paroles sibyllines que personne ne se soucia de décrypter.
Ma mère sortit de sa longue léthargie, elle s’assit à la table à manger aux pieds branlants, à côté de Nazar qui faisait entendre un bourdonnement sourd comme celui d’une mouche. Elle lui lut les lignes d’une lettre qu’elle avait écrite à un homme qu’elle qualifiait d’ami cher : tout était fini entre eux, elle n’attendait plus rien de la promesse qu’il lui avait faite de danser sur des airs de tango sur le pont d’un paquebot transatlantique. Elle n’utilisa pas les mots codés de ses anciennes lettres et écrivit avec franchise qu’il n’était pas possible de faire confiance à des hommes qui exhalaient une odeur de rat. Sans craindre que sa lettre ne tombe entre les mains du contrôleur de la poste, elle déclara dans un ultime instant de courage que tout lui était égal, qu’elle ne se souciait plus d’être satisfaite, qu’elle n’avait jamais pensé un instant à être une femme fautive, voire qu’elle pensait qu’aller à la mort avec détermination convenait à ses rêves ambitieux qui étaient morts avant elle, et qu’elle n’avait plus rien à cacher de sa défaite .
Khaled Khalifa
Ecrivain et scénariste, Khaled Khalifa est né à Alep en 1964. Dans Madih al-karahiya (l’éloge de la haine) publié en 2007, et figurant sur la courte liste du Booker du roman arabe en 2008, il s’était penché sur l’Alep des années 1980 et ses conflits sous la mainmise des islamistes. Ce roman fut interdit en Syrie, mais son auteur vit toujours à Damas où les bombardements et la mort font partie de la vie quotidienne des Damascènes. Il a obtenu une licence de droit en 1988, puis il a écrit de nombreuses réussites, des scénarios de feuilleton comme Qauss qazah (l’arc-en-ciel) et Siret Al-Jelali (la chronique des Jelali). Sa première oeuvre littéraire, un recueil de nouvelles, est parue en 1993 sous le titre de Haress al-khadiaa (le garde de la déception), puis il publie un roman, Dafater al-qorbate en 2000. La sakakine fi matabekh hazihi al-madina (il n’y a pas de couteaux dans les cuisines de cette ville), dont nous publions ici un extrait, est publié au Caire en 2013 aux éditions Dar Al-Aïn. Khalifa est partisan de la révolution syrienne dès son déclenchement. Il a été battu par les policiers et s’est cassé le bras lors des funérailles du compositeur Rabie Ghazi en 2012.
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