La lettre de Ali, comblée d’une joie inattendue
La décision de Ezzeddine Fikri de conclure une trêve avec les militaires ne fut pas arbitraire, mais le résultat logique d’une estimation de la situation autour de lui ainsi que de ses priorités. Car bien que la situation sécuritaire se soit stabilisée et que l’économie ait été dans une large mesure relancée, cette amélioration restait précaire. En effet, la sécurité ne peut être durable que si elle s’appuie sur une stabilité politique, c’est-à-dire sur des règles respectées aussi bien par les forces politiques que par les individus. Or, cela suppose l’élaboration d’une Constitution permanente, la réhabilitation des institutions suspendues, l’épuration des anciennes, comme les médias et le système judiciaire, et plus important que tout, l’arrivée à un accord entre les forces politiques sur les règles du jeu. Quant à la reprise économique, elle s’explique essentiellement par le tourisme, l’abondance des fonds arabes entrés en Egypte à cause des troubles que connaissent le Golfe, la Syrie et le Liban, et l’afflux des aides étrangères en Egypte avec le retour de la stabilité et la suppression du ministère de la Coopération internationale. Tout cela est bien, mais temporaire, car la véritable croissance économique, comme ne cessait de le répéter à longueur d’année Ezzeddine, nécessite la réforme de l’agriculture, du commerce et des cadres légaux qui réglementent l’investissement et le marché, voire la réforme de l’enseignement et de la santé. Or, tout cela suppose des changements plus profonds dans les appareils de l’Etat, et l’élimination de la charge excédentaire qui alourdit le navire.
Durant ces soirées où Ezzeddine m’ouvrit son coeur en me parlant de ses intentions, il me confia que le danger immédiat pour la réalisation des objectifs de la révolution ne venait pas des militaires, mais des salafistes, des fonctionnaires et des gauchistes. En effet, les salafistes entravaient la réalisation d’un accord sur des règles fixes régissant le système politique, tandis que les fonctionnaires, appuyés par les gauchistes, faisaient avorter toutes tentatives sérieuses de réformer l’économie. C’est pourquoi Ezzeddine décida de mobiliser toutes ses forces pour contrer les salafistes d’abord, puis les fonctionnaires et leurs alliés ensuite, en se contentant de faire reculer légèrement les militaires, pour qu’ils ne lui barrent pas la route. Il était convaincu que ces affrontements étaient indispensables pour engager la réforme et réaliser les objectifs de la révolution, et je crois qu’il avait raison. Exactement comme les affrontements des mois précédents étaient indispensables pour initier la réforme sécuritaire. Je lui demandais alors ce qu’il comptait faire. Il se renfrogna et répondit que tous les choix étaient douloureux : ces affrontements allaient se solder par de nombreuses victimes, mais s’il reculait, la révolution échouerait, nous reviendrions progressivement à une injustice semblable à celle qui prévalait auparavant, et le sang aurait ainsi coulé en vain.
Au début, Ezzeddine tenta de s’entendre avec les chefs salafistes sur la base d’une Constitution qui garantisse leurs droits à la pratique cultuelle et à la prédication de la façon qu’ils souhaitaient. Mais cela ne leur suffit pas, et ils voulurent également limiter les droits des autres et modifier la nature de l’Etat en le transformant en outil au service de la prédication. Il demanda alors aux Frères leur aide, mais ceux-ci s’excusèrent, car ils n’avaient pas de pouvoir sur les salafistes et souffraient même de leur surenchère à leur égard. Il essaya de les ignorer, mais n’y parvint pas, et ce qu’il craignait depuis le début lui apparut clairement, à savoir que leur seul but était d’imposer leurs vues talibanes. Il les mit en garde contre une confrontation, mais ils se moquèrent publiquement de sa mise en garde, et de cette « jeunesse impudente » sur laquelle il s’appuyait. La confrontation s’avéra imminente, ce n’était plus qu’une question de temps.
Invsion, huile sur toile d'Ahmad Kassim, collection privée.
Mais les circonstances décidèrent du cours des événements, et au début du mois de février 2017, une maison d’édition londonienne publia les mémoires d’un certain nombre d’officiers de la Sûreté d’Etat qui avaient quitté le pays. On ne sait pas exactement s’ils avaient fait cela dans le but de se venger de leurs collègues de l’armée, de nuire à la situation sécuritaire dans le pays, ou encore de gagner notoriété et argent. Quelle qu’en soit la raison, ces mémoires comprenaient des aveux détaillés de la coopération entre la Sûreté de l’Etat et un certain nombre de militaires — qu’ils désignèrent nommément — lors de la bataille du chameau et des événements du Balloune, de Maspero, de Mohamad Mahmoud, de la rue du Conseil des ministres, de Abbassiya, de Ataba, de Chabramant, d’Ard Al-Liwaä et d’ailleurs. La publication de ces mémoires provoqua une vive émotion en Egypte, et le premier ministre ne put les ignorer. Une série de protestations commença, auxquelles participèrent toutes les couleurs du spectre politique. Les manifestants demandaient tous que les militaires soient punis et que des enquêtes soient ouvertes sur tous les événements qui avaient eu lieu. Ce fut un moment décisif, et la majorité des ministres appuyèrent l’ouverture de ces enquêtes et la sanction des chefs militaires. Mais Ezzeddine s’y opposa et leva la séance pour tenir des consultations subsidiaires.
Ces consultations durèrent 2 jours, et je ne pense pas que ceux qui en eurent vent soient nombreux. Ezzeddine exploita la pression populaire et politique énorme pour obtenir des concessions des militaires, dont la plupart ne furent pas révélées. Cependant, il épaula les militaires et les aida à contenir la pression populaire. Il voulait en cela préserver l’unité de l’armée et son indépendance, tout en obtenant son soutien dans ses combats à venir. Les militaires consentirent à fournir les noms cités dans les aveux des officiers de la Sûreté d’Etat pour enquête avant d’être jugés. En contrepartie, Ezzeddine accepta que le Parquet militaire se soit chargé de l’affaire, mais refusa qu’aucune séance du jugement ne soit publique. En même temps, il obtint l’accord des commandants d’armes sur le remplacement du ministre de la Défense. C’est ainsi que le brigadier Saïd — qui fut nommé par la suite général et était officier de liaison entre la Défense et la présidence — devint le plus jeune ministre de la Défense et celui qui comprenait le mieux les politiques. Les commandants donnèrent également leur accord pour la nomination du général Tewfiq, commandant de la force de « déploiement rapide » et proche de Ezzeddine, comme nouveau directeur des renseignements militaires. Les deux parties s’accordèrent aussi sur la destitution du directeur des renseignements généraux et la nomination du général Hamid — un ami à moi et un proche, lui aussi, de Ezzeddine — à sa place. Les commandants s’engagèrent aussi à appuyer Ezzeddine dans sa confrontation imminente avec les salafistes, et en contrepartie, celui-ci consentit au retour du général Al-Qattane en Egypte, à condition de n’exercer aucune activité publique.
Cette transaction à plusieurs volets s’accomplit en deux jours, et j’assistais à la plupart de ses délibérations, mis à part celle relative au retour du général Al-Qattane, dont Ezzeddine ne m’informa qu’après l’accord auquel elle donna lieu. Je remarquais qu’il n’avait consulté aucun ministre à cette occasion, mais prenait toujours l’avis des dirigeants de l’Union des jeunes révolutionnaires, qui travaillaient dans son bureau depuis qu’il avait obtenu son poste. Après la signature de l’accord, Ezzeddine informa le Conseil des ministres sur ses volets relatifs aux jugements militaires publics des accusés et au changement du ministre de la Défense et du directeur des renseignements généraux. Ces décisions apaisèrent les gens, en leur suggérant que l’époque de l’impunité était révolue. Cela fut confirmé par la notification rapide du début des procès, puis par les verdicts sévères qui les suivirent l
(...).
Ezzeddine Choukri
Né au Koweït en 1966, il obtient un diplôme de sciences politiques de l’Université du Caire en 1987, suivi d’un master en relations internationales de l’Université d’Ottawa et d’un doctorat à Montréal. Il a occupé des postes variés dans le service diplomatique égyptien, en plus des postes de directeur du groupe international de la crise arabo-israélienne, de conseiller spécial auprès des Nations-Unies au Soudan et de coordinateur du processus de paix au Moyen-Orient. Il a déjà publié plusieurs romans : Maqtal Fakhreddine (le meurtre de Fakhreddine) en 1992, Asfar al-faraïne (les séjours des pharaons), aux éditions Merit en 1999, et Ghorfet al-enaya al-morakkaza (l’unité des soins intensifs) aux éditions Charqiyat qui a été sélectionné à la longue liste de 16 romans du prix Booker du roman arabe en 2007. Il est l’auteur de nombreuses études dans la presse et les revues spécialisées comme Contre la sagesse conventionnelle : Médiatiser le conflit arabo-israélien ou La Crise de l’hégémonie mondiale, en plus de ses essais hebdomadaires dans le quotidien égyptien Al-Shorouk.
En avril dernier, il commence à publier en épisodes dans le journal Al-Tahrir, Bab al-khoroug : Ressalet Ali al-moufaama bi bahga gheir motawaqaa (l’issue de secours : la lettre de Ali, comblée d’une joie inattendue). Le récit se situe entre 1991 et 2020, abordant le proche avenir tourmenté de l’Egypte. Puis le roman est sorti en 2012 aux éditions Al-Shorouk.
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