Malédiction des petites créatures
On dit qu’une colonie de fourmis rongeait les murs et mangeait les oiseaux. On dit que les aïeux s’étaient déplacés trois fois en deux siècles. On dit qu’ils ont remblayé un marécage et ont édifié une demeure de Dieu parmi les hommes, et une demeure pour les morts ensuite. Enfin, ils ont bâti aussi des maisons pour ceux qui ont été sauvés de la malédiction des petites créatures.
Beaucoup ont vécu cela comme un préjudice. Le village fut appelé « Mit Adlân ». Les nouvelles générations semblent fières de ce toponyme étrange. Les noms des lieux perdent parfois la mémoire quand ils sont trop rabâchés. «Adlân » : mon cher petit village si aimé, si joli. Ma terre natale, ma patrie, qui me rend visite toutes les nuits dans les cauchemars. Ses petites rues avaient désormais des noms choisis par le gouvernement, à dessein, inscrits quelque part : rue de la révolution, rue des pharaons, rue des califes Rachidiens. Il y a même une flèche qui indique la direction des tombes. Au-dessus, les lettres ont formé le mot « Cimetière ». On peut trouver tout ça sur Google Earth. On y verra une sorte d’horloge en panne, une pendule oubliée sur un pan de mur qui fut un jour celui d’une maison …
Le village des secrets immenses n’a pas de porte à fermer …
Ouvertement, ils ne demandaient à Dieu que la santé et l’essentiel pour traverser la vie. Mais Dieu comprenait le fond de toute chose. C’était au milieu des années 1970. L’éveil des espérances était vu dans les coeurs. On buvait du thé. Ils étaient nombreux ceux qui quittaient ces demeures avec les mains croisées dans le dos. Et pourtant, certaines paroles n’avaient jamais été entendues, même à la prière du soir.
Il faudrait changer les pierres et les remplacer par des murs de pisé. Remplacer l’électricité par le gaz. 20 pouces égalent la dimension du premier téléviseur en couleurs. Les petits arrangements avec le Bon Dieu ? Cela n’a jamais été leur intention … Sans doute … Tout cela ne plaisait pas, en aucun cas. Pour cette raison, l’un d’eux avait bâti des pièces à l’odeur de pétrole brûlé comme les pyjamas des cauchemars.
Marches et échelles ne sont pas faites pour révéler une présence d’anges. Le plafond : réparation et restauration seront toujours en cours … Un de ces hommes est allé en Iraq, afin d’y mourir dans une guerre que d’autres ont vue en couleurs.
L’électricité est entrée finalement dans les lieux. Un souhait réalisé. Ceux qui sont restés ont pu tendre une corde où les ampoules sont attachées pour pouvoir guider les gens en deuil vers le lieu où l’on présente les condoléances.
Une femme accompagnée d’une fillette. Pâles parce que l’image renfermait des traces d’acide. La femme ne sourit pas (elle ne savait pas pourtant qu’elle allait mourir dans 40 jours et une semaine exactement). La fillette ne sourit pas non plus (pourtant, elle ignorait encore ce que la mort signifiait au fond). La femme a la même bouche et la même forme de front et elle ressemble à la petite fille. La fille a le nez de l’homme qui restera toujours hors du champ de la photo.
La main de la femme est sur l’épaule de la fillette.
Le petit poing de la fillette est fermé (non pas à cause de la colère, mais parce qu’elle y cache la moitié d’un caramel). La robe de la fillette n’est pas en coton d’Egypte (Nasser, qui incitait à fabriquer tous les produits localement, est mort depuis tant d’années …). Les chaussures sont un commerce florissant avec Gaza (Gaza, comme vous le savez, n’est plus du tout une zone franche). Le bracelet-montre de la femme s’est arrêté. La ceinture qui lui serre la taille est trop large (est-ce une mode de 1974 ?).
Un verre avec un nationaliste arabe
La musicienne gardait toujours les yeux fermés,
Son visage, brun comme le bois du piano. Depuis un demi-siècle, ses doigts glissaient sur chacune des touches du piano. Elle était certainement blanche comme un ange, quand on l’avait mise ainsi dans un cadre classique sur le mur.
Je pensais que j’allais trouver du courage à travers la porte d’un coin du bar.
Ici avec les lamentos d’Oum Kalsoum et un vin qui a perdu la mémoire dans la Compagnie Nationale des Boissons Al-Ahram, le serveur lit « Faits divers et accidents ». Je tergiverse, entre plusieurs choix possibles, comme une goutte de rosée sur une grappe de raisins. C’est alors qu’un nationaliste arabe pénètre dans la salle. Cet homme, on dirait que ses cheveux ont blanchi maintenant seulement pendant qu’il terrassait des envahisseurs sur la place, pas loin d’ici.
« La nation brûle !
». Il a sorti cela au lieu de dire « bonjour ». Je toussais fort à cause de la fumée qui m’enveloppe soudain. Des aboiements entrecoupés à l’extérieur, les lamentos d’Oum Kalsoum ne s’entendent plus. Le serveur hausse le volume pour mieux entendre la voix de l’Astre de l’Orient. Mais un glapissement gémissant de la chienne sort vainqueur de ce combat vocal. Une mise au monde de deux chiots au moins ; les petits de la chienne. Derrière ce bâtiment. Dans quelques petites heures.
J’aurais tant voulu alors que le serveur arrête ce disque de Rivoli enregistré en 1943. Zakariya Ahmad, lui, n’aurait pas apprécié ce mélange de luth, et d’aboiements et de toux. Sous ce toit d’une époque coloniale. A midi, je revenais des funérailles. Un chirurgien débutant m’attendait dans une salle exagérément propre. Mais mon courage n’entra pas par la porte. Une porte latérale trop vilaine séparait les toilettes des femmes de ces latrines des hommes.
Lignes aériennes
Ma tête est posée sur ton épaule
L’hôtesse de l’air a certainement pensé que nous partons, en lune de miel,
De l’ouest de l’Océan à l’est, un sommeil paisible, les cheveux en désordre, et deux mains réunies sur la poitrine.
Ton épaule est un oreiller moelleux,
Toi, tu as bu tout ce vin avec prudence afin de ne pas réveiller une femme dont tu ne connais pas le prénom.
Je ne te dis pas que j’ai relu et noté 20 travaux de recherche sur la littérature post-coloniale. J’ai préparé des plats cuisinés par mes soins pour mes deux enfants, pour les deux semaines à venir. J’ai relié entre beaucoup de papiers un ouvrage de Walter Benjamin pour le protéger dans les corsets sous les vêtements. Je n’oublie ni l’ordinateur, ni le chargeur de l’appareil photo, ni les brouillons. Tout cela est énervant, très mauvais pour les nerfs. Et je me suis endormie à la fin, la tête posée sur l’épaule d’un homme. Et j’ignore son prénom.
Nous nous ressemblons tous les deux. C’est indéniable. Vies pleines et très actives, la sienne, la mienne. En un instant semblable, ces vies paraissent sans passé, ni avenir. Comme une petite bouteille d’eau minérale qu’on boit très vite et qu’on jette à la corbeille. La première corbeille qu’on voit sur son chemin.
Ne me pose pas de questions sur un lieu d’arrivée. Tu m’as simplement prêté une épaule pour 5 heures de vol. Je t’ai empêché de te lever vers une toilette. Peut-être que mon absence n’était pas entière.
L’employée
Elle lui a avoué : Quand une femme te dit qu’elle est un peu ivre,
C’est comme un avertissement : elle pourrait tomber à n’importe quel moment. Et quand une femme te parle d’un bonheur perdu,
Elle te charge d’une responsabilité totale afin que tu apportes à nouveau ce bonheur sur un plat en argent, comme les chevaliers revenaient avec une tête d’ennemi tranchée …
Dans les histoires de califes …
Elle ajoute aussi : et quand une femme s’assoit près de toi dans la salle de travail,
Comme je suis assise près de toi maintenant,
Tu dois l’écouter en abandonnant ta main droite sur sa main gauche.
La dame avait une voix trop agréable, ce qui n’était pas convenable avec un homme de cette étoffe et dont les yeux étaient francs,
Et moi, j’étais assise là-bas, n’étant pas du tout lassée,
J’attendais l’avis de cette employée dévouée à son collègue au travail.
Iman Mersal
Elle est née en 1966 dans un village du nord-est du Delta. Elle étudie l’arabe jusqu’en licence à l’Université de Mansoura, où elle fait également ses débuts poétiques. Elle s’installe ensuite au Caire pour poursuivre ses études et se lie avec les jeunes poètes qui formeront vers 1994 le groupe Al-Garad (les sauterelles). Elle vit au Canada depuis 1998 et est professeur assistant de littérature arabe à l’Université Alberta.
Elle a déjà publié cinq recueils de poèmes en prose : Etessafat (descriptions) en 1990, Mamar moetam yasloh li taalom al-raqs (couloir obscur convenable à apprendre à danser) en 1995, Al-Machy atwal waqt momken (marcher le plus longtemps possible) en 1997, Goghrafia badila (géographie alternative) en 2006, tous aux éditions Sharkiyat, et enfin Hatta atakhala an fékrat al-boyout (afin d’abandonner l’idée de maisons) aux éditions Sharkiyat et Al-Tanouir en 2013.
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