Entrant dans l’appartement, dont la porte n’était pas fermée, son ami de toujours, Tewfiq Osman, l’a trouvé endormi sur le canapé du séjour. Il s’est assis en face de lui et lui a dit : Mais qu’est-ce que tu nous fais, là ? Khalil s’est redressé. Qu’est-ce que j’ai fait ? Lève-toi donc ! C’est pas bon de rester enfermé comme ça. Il lui dit que Rizq les invitait à la fête de mariage de son fils et que M. Moustapha passerait les prendre en voiture et les ramènerait. Abou-Séliman a songé que cela ne lui ferait pas de mal de s’occuper un peu, tout en faisant acte de présence. Il est descendu avec lui à l’angle de la rue, où ils ont trouvé M. Moustapha et sa femme, Mme Kawthar, debout près de la voiture — professeur de langue arabe, Mme Kawthar venait de rentrer d’un pays du Golfe, où elle avait été mutée. Abou-Séliman s’est étonné qu’elle les accompagne là-bas. Et puis, il s’est dit qu’elle aussi, elle devait venir par politesse, parce que tout de même il s’agissait d’un mariage, et qu’elle jouissait d’un assez grand respect dans le quartier. Depuis qu’elle était rentrée du Golfe, on la voyait toujours coiffée d’une grande perruque avec d’épaisses nattes couleur châtain qui lui pendaient sur les épaules. Quiconque l’avait rencontrée savait qu’elle la portait inclinée comme un tarbouche, de sorte que d’un côté, elle était relevée au-dessus de son front, et de l’autre, elle lui descendait jusqu’au sourcil. Il trouvait étrange que son mari, M. Moustapha, ne lui fasse pas la remarque. Aussitôt qu’elle a vu Tewfiq et M. Khalil, elle a secoué ses nattes en leur serrant la main — un léger sourire se lisait sur ses lèvres fines et dans ses yeux tristes.
Peinture à l'huile et acquarelle de Samir Fouad, crédits: Galerie Picasso du Caire.
Elle a présenté ses condoléances à M. Khalil, et son mari a ajouté : On vous doit une vraie visite. Elle a fait : Bien sûr. Et elle s’est tournée vers son mari pour lui demander : Tu veux que je te la sorte ? Mais M. Moustapha lui a pris les clés en disant à Khalil et Tewfiq : Montez. Ils se sont installés à l’arrière, tandis que lui se dirigeait vers la place du conducteur et s’asseyait sans rien dire. Mme Kawthar a ouvert la portière et s’est assise à côté de lui en posant son sac à main sur ses genoux. Sa tête empêchait Tewfiq de voir, alors il s’est rapproché de Khalil et s’est collé à lui. Quand M. Moustapha a eu mis le moteur en marche, elle lui a dit : Fais — la chauffer un peu, puis braque à fond à gauche, puis il a avancé un peu la voiture, avant de braquer à droite et de s’engager dans la rue. Personne n’a parlé pendant le trajet. Il y a juste eu quelques commentaires de la professeur : Doucement. Ou : Serre à droite. Ou encore : Rétrograde. Rien de plus.
Ils ont entendu les tambourins et les mizmar avant même de voir apparaître la place qui grouillait de monde. Rizq s’est empressé de venir à leur rencontre et de souhaiter la bienvenue à Mme Kawthar. Les entraînant à sa suite, il a houspillé les enfants qui étaient perchés sur un divan de bois, et il les priés de s’asseoir. De l’autre bout de la place, la marié, assis à côté de sa frêle promise, leur a fait un signe de la main. La professeur avait mis son sac sur ses genoux ; ses pieds ne touchaient pas le sol. Au milieu de la foule, le son du mizmar retentissait et les chevaux dansaient. Khalil sentait vibrer dans ses semelles les battements vigoureux de leurs sabots contre la terre. Au bout d’un certain temps, il a dit qu’il avait envie d’uriner. Il a demandé à Rizq s’il avait des toilettes, alors il l’a conduit à une grande pièce attenante à la maison. Khalil est entré et a fermé la porte. Il a trouvé des chèvres, des oies, des moutons et des poules qui s’ébattaient autour du trou humide des toilettes, en plein milieu de la pièce. A côté, il y avait un bidon d’eau et une boîte de saumon vide. Il a uriné debout, puis il est revenu seul, soulagé, s’asseoir à sa place. M. Moustapha lui a demandé où il était allé. Il lui a répondu qu’il était allé aux toilettes. L’autre s’est penché vers sa femme, Mme Kawthar, et le lui a répété. Ils ont bu des sirops et de l’eau fraîche, et chacun a reçu un petit sandwich au fromage roumi et un autre à la mortadelle, avec deux parts de gâteau, dans une assiette carrée en carton. Peu après, la professeur, qui était assise à l’autre bout du divan, s’est penchée vers son mari, assis à côté de Tewfiq, et lui a murmuré quelques chose à l’oreille. Sur ce, il s’est levé et l’a accompagnée jusqu’aux toilettes. Abou-Séliman l’a vu qui l’attendait là-bas devant la porte fermée. Ensuite, elle est sortie et ils sont revenus à leur place en se parlant à voix chuchotées.
Rizq s’est planté devant eux pour leur dire en poussant la voix que le trou des toilettes se trouvait au-dessus du puits du cimetière. Quel cimetière ?! s’est écrié M. Moustapha. Le cimetière des pharaons, a fait Rizq. Moustapha a dit : « Diable ! ». Mais Rizq lui a expliqué que par ici, toutes les maisons étaient « comme ça ». Là-dessus, Abou-Séliman a remarqué que la professeur n’arrêtait pas de se tortiller sur le divan, de se pencher vers l’avant, de se redresser. M. Moustapha a parlé avec elle, puis il a fait : Bon, on y va ? Ils ont dit au revoir à Rizq. Il a voulu les retenir, mais il n’a pas réussi. Sur le chemin du retour, ils n’ont parlé de rien à part des embouteillages. Dès qu’ils sont arrivés, la professeur s’est précipitée vers l’entrée de l’immeuble et s’est dépêchée de grimper l’escalier, en laissant Moustapha garer la voiture. Abou-Séliman s’est éloigné un peu pour le laisser parler avec Tewfiq. Quand ils ont fini, Moustapha lui a fait au revoir de la main et Tewfiq lui a dit : On aurait dû attendre un peu, la noce venait à peine de commencer. Mais bon, c’est comme ça … Il y a quelque chose, ou quoi ? s’est inquiété Abou-Séliman. Alors Tewfiq lui a déclaré de sa voix grave que la professeur avait très envie de faire pipi et qu’il fallait absolument qu’elle aille aux toilettes. Abou-Séliman a dit : Hein ? Mais elle y est allée. Tewfiq a dit qu’elle y était allée, en effet, mais qu’elle n’avait pas osé « se déshabiller devant les poules et les moutons ». Sur quoi ils sont rentrés chez eux .
Ibrahim Aslan
Né en 1935 à Tanta et mort en 2012 au Caire, Ibrahim Aslane a grandi dans la capitale, principalement dans le quartier d’Imbaba. Après ses études primaires, il continue son apprentissage en autodidacte, lisant le Coran et les Mille et une nuits et s’intéressant à la poésie et à la littérature arabe et traduite. Ayant travaillé un temps à la poste, il en a été inspiré dans son recueil de nouvelles Wardiyat leil (équipe de nuit, 1992) traduit en français, entre le roman et le recueil de nouvelles. Son premier recueil de nouvelles, dans une oeuvre qui ne dépasse pas 11 livres, a été Bohayrat al-massae (le lac du crépuscule) en 1972. Son premier roman, Malek al-hazin (le héron, 1983), adapté au cinéma par Daoud Abdel-Sayed sous le titre Al-Kit Kat, peut être considéré comme une remémoration par l’écriture d’un âge d’or du quartier populaire d’Imbaba. Après un autre recueil de nouvelles, Youssef wal ridae, (1987), il publie Assafir Al-Nil (les oiseaux du Nil, 1999), son deuxième vrai roman, qui place la quête de la mémoire collective entre le village d’origine, l’attachement au Nil et les racines familiales. Dans son tout dernier roman Hogratane wa sala (édition Al-Shorouk, 2011) traduit en français (deux chambres avec séjour, édition Actes Sud), il garde son style dépouillé, son regard minutieux sur les êtres et les choses et nous plonge avec malice, comme par enchantement, dans l’étrangeté de l’ordinaire .
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