Il s’achètera une cravate aujourd’hui. Une récompense bien méritée. Une cravate chère, une vraie marque. Et des souliers, peut-être. Je le mérite, se disait-il. Il a embrassé sa femme et il est sorti. Il a attendu jusqu’à ce qu’elle referme la porte. C’est dérisoire, mais il faudrait le dire : il adore entendre grincer la porte. Comme si ça portait bonheur. Comme certains trouvent des objets bizarres et en font des fétiches porte-bonheur. Ce bruit répété, chaque jour, rassurait son coeur. C’était une sorte d’affirmation de l’emprise qu’il possédait sur les choses de la vie. « La vie file entre nos mains, comme si elle n’avait jamais connu les humains ».
Hier soir, il était sûr enfin d’avoir acquis ce pouvoir qu’il avait cherché pendant 40 années de sa vie : contrôler le moment d’atteindre le comble du plaisir. Il avait tant enduré, et le voilà récoltant après l’effort « les résultats de sa volonté de fer ». C’est ainsi qu’il l’appelait. Il avait de la distinction. Il n’était pas grossier. Il lisait beaucoup et tenait régulièrement, avec rigueur, son journal. Je dis pas grossier comme vous l’êtes vous-mêmes. Parce que quand on dit « contrôler » le moment d’atteindre le « plaisir » dans la vie de cet homme, on ne veut pas parler forcément de plaisir sexuel, mais la jouissance extrême signifie surtout le plaisir de la force, de la sagesse, de la consommation quotidienne de l’énergie vitale. Il ne s’agit pas d’accorder une importance minime à l’orgasme. Mais c’était un aspect des choses qui l’avait désespéré depuis longtemps et qu’il laissa de côté. Il s’était réfugié dans l’enchantement du savoir scientifique. Force ou pas de sa volonté « de fer ». Anafranil et Tramadol l’obligeaient à fréquenter un vieux pharmacien et à adhérer à ses avis poussiéreux et d’un autre temps. Ce pharmacien riait d’une façon insistante qui voulait signifier : je suis une divinité du bonheur dans cette rue. Les symptômes banals tels que constipation ou vomissement, le pharmacien les considérait de haut, presque avec indifférence.
Avec harmonie, il conduisait en artiste sa voiture. Parallèlement, son cerveau cogitait sur la démonstration potentielle des arts du plaisir à son comble. Aux feux rouges, il sortait un calepin de temps en temps pour y noter une de ses sentences.
Il repensait au bonjour adressé au portier, une élocution parfaite, une journée réglée avec précision. Il ne dépréciait pas l’importance du portier. Il n’était pas tenté de voir à travers une barrière de ciment séparant une classe d’hommes instruits de celle des hommes qui attendent le journal télévisé avec une curiosité vide et croit à tout ce qu’on y dit comme un verset du Coran. Une remarque cependant arrêta son esprit : se définir soi-même peut se faire en deux mots alors que définir l’homme sans connaissance en exigerait au moins dix. Il s’est souvenu de cette pensée d’Al-Nafari : « Plus la vision du monde est large, plus la formule est brève ». Tout à son avantage !
Le bruit de la porte qui se ferme résonnait plus que d’habitude. Un trouble d’angoisse surgit soudain dans sa tête, défiant la réserve d’Anafranil accumulée depuis des années. Ce trouble d’angoisse frappait à une grande porte sombre de son cerveau, de petits coups très légers. Cela ne voulait rien dire, il essayait de s’en persuader. Mais l’angoisse grandissait : le bruit de la porte qui se ferme est beaucoup trop haut cette fois-ci. C’était toujours plus discret. Tel un message de la part de sa femme avant de s’éloigner physiquement. En esprit, tu es toujours avec moi. Reviens vite. Elle ne l’avait jamais vraiment dit ainsi. C’était tacitement accordé à cet intermédiaire de la séparation, la porte si utile lorsqu’elle stimule les sentiments. Il essaya d’autres méthodes, celles d’avant l’Anafranil, son dernier recours. Il essaya, en fait, de se concentrer sur autre chose pour tuer tout ce flot d’idées contradictoires qui lui venaient à l’esprit. Il fallait juste éviter le focus : les idées troubles sont comme les stars du cinéma, loin des lumières, elles meurent. Mais les idées, même empoisonnées, s’agrippent à l’esprit et ont en commun ceci avec les stars et les femmes : plus on les courtise, plus elles fuient.
De fil en aiguille, il comprenait pourquoi il s’était souvent montré réticent envers plusieurs filles depuis l’adolescence. A ses yeux, elles n’étaient coupables ni d’égoïsme, ni d’indifférence qui néglige chaque sentiment débordant. Il les accusait toutefois autrement : elles craignaient de ne pas être satisfaites pleinement. Est-ce que j’attachais une affiche à mon dos sur laquelle il est inscrit : je suis un idiot qui se précipite dans la jouissance précoce ? Je me voyais si noble pourtant — se disait-il — en présentant mes sentiments tel un chèque en blanc. Une fois le mystère de leur amour du « gosse posé » éludé, il les accusait alors de cacher les appétits de leurs corps sous des voiles épais de romances et de fausse ingénuité puérile. Avait-il perdu 40 années de sa vie pour tirer une conclusion sur un mystère dont l’interprétation n’en valait pas la peine. Et bien que sceptique ? Une question qui dépassait l’obsession d’une seule idée fixe. On aurait pu croire qu’il était le seul être assiégé sur notre planète. Il a senti tout d’un coup comme un courant d’air glacial autour de sa tête. Un vertige. Un mal de tête terrible à cause des vaisseaux sanguins qui n’irriguaient plus le cerveau.
Il s’assit au café le plus proche, remettant à plus tard la récompense de la fameuse cravate. Il décidait que les chaussures aussi étaient partie remise. Il rentrait dans ce café pour la première fois. Mais il y trouva ce qu’il aimait consommer d’habitude : lait chaud à la cannelle, sans même le demander. Cela ne l’étonna pas. Au contraire. Il se sentit apaisé et remettait les pendules à zéro dans les affaires de l’âme : « Il faut juste persévérer pour maîtriser nos pouvoirs ». Des mots notés aussitôt sur le haut d’un feuillet du petit calepin. Il relisait ces phrases brèves. Un système d’aphorismes qui allait renverser le monde une seconde fois. Une théorie qui mettrait un terme au mouvement rapide de la vie qui s’en va d’une manière impudique et sans grâce. Nous devons juste ne jamais atteindre une jouissance extrême. Aucun sommet dans les plaisirs, quels qu’ils soient. On rend à la vie la monnaie de sa pièce. Ainsi, on sort du labyrinthe.
On lui a donc servi le lait à la cannelle. Il va y appliquer sa méthode de maîtrise contrôlée des choses de la vie. Il va faire souffrir cette boisson par un refus frustrant. Il donnera du plaisir au pauvre verre. Il touchera son nectar sans extase. Sans faire parvenir plaisir personnel ou plaisir du verre à la petite mort. Les deux vont rester sur leur soif. Entre eux deux : un éclat résistant du plaisir.
La mise en pratique le métamorphosait en saltimbanque. Le cas du verre devenait une question d’application de la théorie d’une extrême rigueur méthodologique. Soit il buvait. Soit il n’allait pas boire. Il était le seul perdant au cas où il ne finirait pas le verre de lait chaud à la cannelle. Le garçon du café allait prendre ses sous. Entre-temps, le verre continuera un cycle d’exploitation telle une prostituée dont on viole l’intimité et qui passe d’une bouche à l’autre. Chaque présupposition avait une chance d’aboutir. La réussite de la démonstration logique fut entravée cependant par des oreilles mortes, très grandes, qu’il vit par hasard à la table à côté de lui.
Chose inhabituelle ! Voir de grandes oreilles mortes ! Pour l’homme distingué qu’il était et qui prenait automatiquement le même chemin pour rentrer chez lui — ce n’était pas une répétition par paresse, mais un choix des meilleures probabilités — il aurait été préférable d’éviter cette donnée possible et ne pas rencontrer de grandes oreilles mortes. Il ne pouvait imaginer cela. Pendant un cauchemar peut-être, une divagation … Il niait ce délire aussitôt, avec une simple logique raisonnée. Ensuite, il oublia tout. On ne pouvait plus trancher. La chose était-elle concevable ou bien se croyait-il plus intéressant en faisant le malin ? Mais il l’avait rencontré. Un fait accompli. Indubitable.
Quand on dit « grandes oreilles mortes », on veut signifier une « personne » possédant de telles oreilles. Comme une unique caractéristique sautant aux yeux de cet homme-ci, à la distinction parfaite. Une caractéristique mise en évidence exagérément. On dirait un personnage de dessins animés.
Ahmad Al-Fakharany
Né à Alexandrie en 1981. Il a obtenu un diplôme de pharmacologie de l’Université d’Alexandrie, puis s’est lancé dans l’écriture journalistique et littéraire. Depuis 2007, il travaille dans les pages culturelles dans nombre de journaux comme Al-Badil, Akhbar Al-Adab et Al-Masry Al-Youm. Il a déjà publié deux livres de récits qui transcendent les genres littéraires : son recueil de poèmes Dicorat bassita (des décors simples) en 2007 et Fi kol qalb hékaya (une histoire dans chaque coeur) en 2009. Puis un recueil de nouvelles Mamlaka men assir al-toffah (un royaume de jus de pommes) en 2011, aux éditions Nahdet Masr, et un premier roman Mandorella en 2013 aux éditions Dar Al-Aïn.
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