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Celui qui fit grandir une pierre dans sa maison

Traduction de Suzanne El Lackany, Lundi, 18 février 2013

L’écriture d’Al-Taher Al-Charqawi mérite bien le prix Sawirès. L’auteur recourt à un art abstrait, où les mots révèlent le rapport émotionnel avec les objets dans son oeuvre primée An allazi yorabi hagaran fi baytoh.

J’ai cru d’abord que c’était l’un des enfants en train de jouer à cache-cache avec ses camarades. Je croyais que ces gamins se dissimulaient derrière les arbres. Je me suis arrêté, imaginant avoir entendu une voix. Un demi-tour du côté des arbres et des murets puis le vide de la rue : je ne voyais rien ni personne. J’ai eu l’idée de m’en aller quand j’ai entendu la même voix de nouveau. La voix, bien que très basse, était très claire cette fois-ci : Eh ! Toi ! Oui, toi.

Une voix rappelant la pureté du timbre de l’enfant, venant d’un peu plus bas, près de mes pieds. Et voilà que je l’aperçois près du muret : une pierre marron, jetée avec négligence, une couche de poussière dessus. Un papier journal que le soleil a esquinté traînait contre la pierre. Une pierre couleur chocolat, de la dimension d’une petite pastèque, pas parfaitement sphérique comme ce fruit, mais à peu près le même volume.

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Je suis amoureux des petites pierres, au fond d’un tiroir, dans les armoires, il y en a beaucoup. De toutes les formes, les tailles, les couleurs. Je possède aussi beaucoup de boîtes en plastique transparent pleines de pierres que j’ai achetées pendant des années ou une collection de pierres trouvées dans différents lieux et pays. Pendant une période de ma vie, j’avais gardé une pierre aussi grande qu’une main fermée, ornée d’un motif de trois feuilles allongées d’une plante inconnue. Au milieu, au coeur de la pierre, un point d’intersection unit les trois feuilles. Puis elles s’étendent aux bords comme un rayon de soleil. Des feuilles pétrifiées en somme. Subitement, dans ce même tiroir, la pierre avait disparu à jamais.

Dans la salle de bains, je mets sur le porte-savon des pierres de la taille d’une fève ou d’un haricot, blanches, ou marron, ou brunes. Les pierres que je gardais me semblaient parfois exquises, tentantes, ouvrant l’appétit et stimulant l’envie bizarre de les goûter. Je devinais que ces fragments de roche pouvaient être comme des graines grillées, diffusant une odeur particulière de cacahuètes. Celle qui me faisait saliver et m’incitait à la porter à la bouche tout en fermant les yeux pour bien savourer le goût, l’arôme, la sensation qu’elle craque entre les dents, c’était l’une de ces pierres couleur chocolat ! Chocolat foncé ou clair ! Je préférais le chocolat noir, où la couleur marron est très concentrée et intense. Chaque nuance de couleur me communique un sentiment de maturité doublé d’une longue expérience.

Cette pierre-ci, je la connais très bien. Les enfants l’utilisent comme cible quand ils jouent au foot. Ensuite, ils laissent ce but improvisé du côté du muret à la fin du jeu. Cela fait plusieurs mois qu’elle est plantée ici. Quelles sont les circonstances qui l’ont menée dans ma rue ? Je l’ignore. Pourquoi avoir choisi ce point de chute près de mon immeuble ? Quelqu’un l’a apportée d’un endroit proche ? Tombée d’une camionnette ? Enfouie dans la terre ? Les enfants l’ont trouvée durant le jeu ? Ils ont cru y voir une capsule. Ils ont mis du zèle et de l’énergie pour l’arracher avant d’inventer un but.

L’idée de la prendre dans mon appartement me plaît. Sa couleur marron capte mon regard. Elle est si lisse et sa forme est indescriptible : une sorte de sphère légèrement aplatie. La pierre est trop grande cependant par rapport aux cailloux que j’ai collectionnés. J’hésite un peu avant de concrétiser mon idée. Maintenant, cette épave lithique me semble solitaire et négligée : une pauvre pierre orpheline privée de la compagnie d’autres pierres. Et personne ne vient enlever la poussière qui s’accumule dessus. J’ai ressenti de la pitié pour cette pierre. Et j’ai résolument voulu aller vers elle.

J’ai emporté la pierre comme une petite pastèque, couleur chocolat foncé. J’allais chez moi. Ma voisine, S, du quatrième, descendait dans les escaliers. Elle sortait de l’immeuble et remuait machinalement les clés au bout des doigts. Dans l’autre main, elle tenait son portable et un paquet de Kleenex. Ses sandales ouvertes laissaient dégager de petits pieds propres et des orteils nets, embellis par le vernis à ongles. Elle a regardé la pierre entre mes mains puis a continué son chemin vers la rue avec nonchalance. Aucune réaction, aucune expression ne se lisait sur son visage. Derrière elle, un sillon de parfum léger. Elle semblait jolie avec sa cape noire et une mèche de cheveux rebelle en l’air derrière l’oreille. A peine entré, j’ai posé la pierre sur une chaise. Je la contemplais tout en réfléchissant à sa place idéale. Hors de question bien sûr de la laisser dans un tiroir ou dans la bonbonnière transparente. Et le bureau ? Ou les dalles au milieu du salon ? Je pourrais d’ailleurs lui consacrer le tabouret de la salle de bains pour qu’elle soit mise en évidence, comme sur une sorte de socle. Mais l’alternative ne m’a pas paru si bonne finalement parce que l’aspect de la pierre sur le tabouret bleu en plastique bon marché ne serait pas harmonieux.

J’ai fini par me décider : sur une dalle au milieu du salon, exactement à sa bonne place ! J’agitais mes mains pour les débarrasser de la poussière. Je voulais absolument faire subir une bonne douche rafraîchissante à cette pierre. Je l’ai saisie et je l’ai placée gentiment dans le lavabo. L’eau du robinet que j’ai fait couler a effacé toute trace de poussière. On voyait enfin la vraie couleur chocolat.

La pierre, il faut l’avouer, ne m’a plus jamais parlé. Je l’épiais à son insu. Je m’attendais toujours à la voir s’exprimer encore. Un mot, un seul. Une seule parole qui prouve que je n’avais pas rêvé en entendant ces vocables ce jour-là au crépuscule du soir. C’était vrai, ni imagination, ni délire auditif d’une personne extrêmement surmenée. Je me disais : la pierre est peut-être timide. Le silence se prolongeait. Pas un son émis, pas un murmure. Immobile, figée, n’ayant pas bougé d’un centimètre. Peu à peu, je m’étais habitué à sa présence. A son silence également. Par réflexe, je l’évitais dans l’obscurité.

Parfois, je suis de mauvaise humeur, ça arrive. Je laisse la pierre devant la porte ouverte de la chambre à coucher pour empêcher qu’elle ne se referme à cause du courant d’air de la fenêtre. Je la laisse ainsi, fréquentée par les fourmis et la poussière. Négligée, sans un regard de tendresse, sans un câlin. Parfois aussi, je me montre sadique, je lui dis quand je la vois : Tu n’es qu’un caillou ! Un vilain caillou !

Insupportable pour elle de l’entendre ! Je suis profondément convaincu que ma pierre déteste ce mot. Et je ne faisais que le répéter de plus en plus, chantant à mi-voix : Caillou, ô caillou, sur un air connu. Un soir, en colère, je criais : je t’ai sauvée des gosses, des chiens et des chats errants ! Je pourrais te jeter dehors ! Trop c’est trop, je le savais. Ces mots étaient cruels. L’idée d’être chassée et de se retrouver à la rue lui causait certainement des insomnies. Cela réveillait de mauvais souvenirs que cette pierre voulait définitivement oublier et surmonter. Une pierre reléguée aux oubliettes, plus personne n’en voudra. Et puis, m’emporter contre cette matière minérale n’était pas justifié, puisqu’elle n’était pas la vraie cause des sautes d’humeur. Par précaution, elle se taisait pendant mes crises. Un silence mortel culpabilisant. J’avais causé plusieurs fois un mal horrible. Mais j’essayais de me calmer. Je la plaçais à nouveau au milieu du salon en essuyant la légère poussière sur son corps. Je m’excusais : Ne te fâche pas, j’étais furieux, mon petit caillou.

En revanche, il y a eu aussi des jours plus joyeux. Je portais la boule de roche dans mes bras pour la mener à la salle de bains et laisser couler l’eau du robinet abondamment. Et je sentais qu’elle était heureuse et prenait plaisir au contact de l’eau froide qui titillait toute sa surface. Elle retrouvait sa couleur qu’elle aimait. Je lui chantonnais un air de ma chanson préférée. Je la séchais avec une chamoisine que j’ai achetée spécialement pour elle. Je pensais alors au fond de moi que je n’allais pas l’abandonner au cours de mes prochains déménagements, jamais de la vie. Elle verra d’autres maisons. J’écoutais enfin de la musique. Mes yeux fermés vagabondaient longtemps dans l’obscurité apaisante. « C’est une oeuvre d’art, une vraie ! ». Je l’affirmais à mes amis du café. C’était l’unique alibi que j’avais face à leurs regards curieux ou inquisiteurs. Je tentais de défendre mon point de vue : une distraction, une marotte. « Hobby » était donc la réponse lapidaire pour trancher, en un mot. Pourtant, je n’imaginais pas qu’il fallait cerner un problème beaucoup plus difficile à résoudre.

Al-Taher Al-Charqawi

C'est un jeune romancier qui s’est illustré avec An allazi yorabi hagaran fi baytoh (celui qui fit grandir une pierre dans sa maison) publié chez Kotoub Khan en 2012, pour remporter le prix du roman au dernier Salon international du livre du Caire.
Depuis les années 2000, il s’est inspiré du roman Le Dieu des petits riens de l’Indienne Arumdhati Roy, qui a remporté le prix Booker 1997 pour son intérêt porté aux petits détails de la vie qui semblent à première vue intéressants.
Cela l’a aidé à obtenir le prix Sawirès de littérature 2010 avec Vanille publié chez Dar Charqiyat, et cela s’inscrit dans la lignée de ses oeuvres s’intéressant à la jeunesse et aux enfants, comme son roman La Fille qui se coiffe en 2001, publié aux éditions de la Bibliothèque de la famille. Il s’est également illustré comme auteur pour livre pour enfants avec L’Oranger en 2005, publié chez Qatr Al-Nada.

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